# 1 / 2020
10.03.2020

Poursuite différée: non aux accords en droit pénal

3. La mise en accusation différée, solution ou semblant de solution?

3.1. Les risques sont inhérents à l’économie de marché

Par définition, un système d’économie de marché se fonde sur des risques et des opportunités. Le progrès n’est possible qu’avec une certaine prise de risques.

«While a company may die a quick death if it does not manage its critical risks, it will certainly die a slow death, if it does not take enough risks».

Par conséquent, il est important d’établir une distinction entre l’introduction d’une procédure pénale qui pourrait déboucher sur la condamnation d’une entreprise et le fait de sanctionner les agissements répréhensibles de l’entreprise au moyen d’une procédure civile ou d’une procédure administrative. Il existe souvent, au niveau national, une fine mécanique entre droit pénal et dispositions en matière de surveillance qu’il faut éviter de dérégler sans raison. Les conclusions que l’on peut tirer des solutions américaines ne sont valables que de manière limitée pour la Suisse, car la position du procureur et la relation entre la responsabilité civile et la responsabilité pénale diffèrent sensiblement à l’intérieur de ces deux ordres juridiques .

3.2. L’introduction d’un accord de poursuite différée, chance ou menace pour l’entreprise?

L’instrument de la mise en accusation différée soulève des questions sur le fonctionnement de l’État de droit.

L’introduction de modèles inspirés du DPA revient à attribuer un pouvoir considérable aux procureurs, qui s’exerce au détriment des entreprises et de leurs actionnaires. Les conventions conclues entre les procureurs et les entreprises ne sont pas des accords entre parties égales, car les entreprises n’ont souvent pas d’autre choix que de signer la convention dont les termes sont dictés par les autorités de poursuite pénale. D’où le risque aussi de voir le DPA (et le NPA) être utilisé également dans des affaires qui, autrefois, n’auraient donné lieu à aucune instruction pénale (en présence seulement d’une faute mineure, en l’absence de présomption de culpabilité ou tout simplement faute d’éléments de preuve, par exemple). On peut ainsi supposer que des procureurs puissent être tentés d’utiliser le DPA aussi dans des affaires qui, par le passé, n’auraient pas donné lieu à l’ouverture d’une procédure, ou pour lesquelles la procédure aurait été suspendue. On peut s’en inquiéter sous l’angle de la séparation des pouvoirs, car le système n’offre aucun instrument contre des procureurs trop zélés. Par le DPA, les procureurs peuvent de manière discrétionnaire imposer à une entreprise des réformes structurelles importantes sans être soumis au contrôle d’un tribunal. La plupart des DPA incluent une clause qui prévoit que le procureur est seul compétent pour déterminer si les conditions conclues dans la convention sont respectées.

À en croire les partisans du DPA (et du NPA), ces instruments de lutte contre la criminalité économique (supposée ou avérée) sont efficients économiquement. Ils offriraient également l’avantage d’éviter les dommages collatéraux . Les opposants à ce système critiquent tant la possibilité de punir l’entreprise que les modalités du DPA (et du NPA). Selon eux, les autorités de poursuite pénale se verraient attribuer un pouvoir discrétionnaire qui limite fortement, voire anéantit les droits des entreprises accusées. Ensuite, le système encouragerait les «revolving doors» que poussent des procureurs après un certain temps pour rejoindre l’économie privée et conseiller, contre de fortes rémunérations, des entreprises ayant fait l’objet d’une mise en accusation différée. L’absence quasi-totale de contrôle du contenu du DPA par un juge, alors que la décision de sanctionner ou non l’entreprise revient en définitive au procureur, et la mutation du droit pénal en un système de conformité qui dépasserait les compétences techniques des procureurs responsables sont deux autres points critiqués.

Mais ce n’est pas tout, dans le cadre d’un DPA, un procureur peut amener une entreprise à prendre des mesures qui, par le passé, auraient dû être suspendues faute de preuves. En jouant sur la peur de l’entreprise mise en accusation et les incertitudes quant à l’issue d’un procès, le système permet d’épargner les coûts d’une enquête et d’alimenter rapidement les caisses de l’État.

Le Tribunal fédéral a déjà eu l’occasion de se prononcer lui aussi sur la crainte justifiée d’un dépôt de plainte aux États-Unis:

«Le dépôt d’une plainte aux États-Unis aurait eu, très vraisemblablement, des conséquences mettant l’existence même d’UBS en péril, avec les effets suivants: il est bien connu – comme l’a relevé la FINMA à juste titre – qu’un dépôt de plainte aux États-Unis, indépendamment de son issue pour l’établissement concerné, conduit à une perte irrémédiable de réputation et de fortune, qui a des conséquences dévastatrices dans le domaine bancaire et entraîne rapidement un surendettement. Sur les six établissements financiers mis en accusation aux États-Unis depuis 1989, un seul a survécu. L’ouverture d’une procédure, même s’il s’avère par la suite qu’elle n’était qu’une mesure d’intimidation et qu’elle n’était pas justifiée, met en danger l’existence de l’établissement concerné, du fait de la perte de confiance qu’elle induit

D’autres considèrent par contre que les DPA ne sont pas assez intimidants, voire qu’ils sont injustes, d’abord parce qu’ils bénéficient surtout aux grandes entreprises («too big to fail, too big to jail»). Avec l’introduction du DPA, les principes clairs du droit pénal, tels qu’ils sont arrivés jusqu’à nous, sont au moins partiellement sacrifiés (coupable ou non coupable, punition ou relaxe) et «échangées contre des concepts de l’ordre de l’incertain». La base de la sanction financière et des engagements en matière de conformité qui figurent dans la convention ne se fondent pas sur une décision judiciaire, ni non plus sur des aveux de l’entreprise incriminée dans les instruments européens inspirés des DPA américains. L’État utilise le droit pénal pour extorquer une part d’un bénéfice possiblement illégal sans avoir besoin de réfuter la présomption d’innocence. Il n’est pas du certain que la perte de l’État de droit, la perte de prévisibilité et l’abandon à la légère d’instruments et de systèmes juridiques qui ont fait leurs preuves soient véritablement un pari gagnant pour une place économique qui possède un ordre juridique et un système judiciaire reconnus internationalement.

Les DPA se situent à l’intersection de deux visions de la justice pénale :

  • la justice pénale comme instance de surveillance, de gestion des risques et de contrôle des «suspects»,
  • la justice pénale comme instance chargée d’instruire les enquêtes pénales et de condamner les délinquants.

Les standards appliqués divergent selon les critères choisis. La distinction entre procédure civile et procédure pénale s’estompe, ce qui tend à vider de leur substance des procédures judiciaires éprouvées ainsi que des concepts juridiques nationaux en matière de surveillance. Si le DPA est intégré dans l’ordre juridique, de nouveaux modes de surveillance et de gestion des risques feront leur apparition dans le système au nom de la lutte contre la criminalité des entreprises. Avant d’introduire à la légère des instruments d’une très grande portée dans notre système juridique, il faut les analyser très sérieusement.

3.3. La Suisse dans la lutte internationale contre la criminalité économique: la pression internationale comme moteur du changement

La Suisse a introduit la responsabilité pénale de l’entreprise il y a quinze ans déjà. Dans la lutte internationale contre la criminalité économique, il faut se garder d’introduire à la légère des instruments problématiques du point de vue de l’État de droit qui vont potentiellement à l’encontre de nombreux principes de notre système de procédure pénale.

Lorsqu’on examinera la nécessité de modifier éventuellement la responsabilité pénale de l’entreprise, il s’agira de garder à l’esprit les normes internationales. Récemment dans le monde, des sanctions financières très élevées ont été prononcées contre des entreprises étrangères (UBS en France; UBS, CS et d’autres banques aux États-Unis, par exemple). Pour justifier sa proposition d’introduire l’accord de poursuite différée, le Ministère public de la Confédération a expliqué qu’il faut pouvoir disposer de solutions pour condamner des groupes en Suisse et répondre ainsi aux critiques de l’étranger sur le bas niveau des amendes et la lenteur des procédures et des condamnations en Suisse. Il n’est pas possible de savoir ici si cette affirmation est vraie et si une éventuelle inaction sur la scène pénale internationale desservirait l’économie suisse ou s’il ne s’agirait pas plutôt d’une «concurrence entre États au niveau de l’attractivité de la place économique». Quoi qu’il en soit, il serait intéressant d’analyser les montants que les États avec DPA et NPA encaissent au titre de sanctions financières à l’encontre, d’une part, des sociétés nationales et, d’autre part, des sociétés qui ont leur siège à l’étranger. Une récente étude d’un cabinet d’avocats américain a de quoi surprendre. Elle montre que le nombre inhabituel de conventions extrajudiciaires aux États-Unis en 2015 s’explique par les «Swiss bank program category 2 agreements» (NPA conclus par les banques suisses qui s’étaient annoncées dans la catégorie 2 du programme américain).

Il faut également voir la proposition d’introduire le DPA sous un angle international. Les États utilisent le DPA, si non exclusivement, du moins de plus en plus souvent, pour attaquer des entreprises étrangères. Les États-Unis semblent avoir tiré la leçon de la retentissante affaire «Arthur Andersen», que nous avons déjà mentionnée. Une autre affaire qui mérite d’être citée est celle de FedEx, l’entreprise américaine de transport de colis, poursuivie en justice en 2016 pour avoir livré des médicaments vendus illégalement en ligne. FedEx refusa la proposition de plaider coupable, préférant ainsi un procès. L’autorité de poursuite pénale ayant manifestement eu des doutes quant à l’élément subjectif de l’infraction, elle demanda elle-même de suspendre la procédure peu avant le début du procès .

Du point de vue des autorités de poursuite pénale, les DPA sont des instruments économiquement efficients de lutte contre la criminalité économique, effective ou supposée. Après la crise financière de 2008, l’idée se répandit que l’on pouvait empêcher des atteintes graves aux marchés nationaux et internationaux au moyen des DPA plutôt qu’au moyen d’une instruction pénale à l’encontre d'une entreprise. Les DPA furent présentés comme l’instrument permettant d’imposer des mesures de conformité à des entreprises multinationales jugées «too big to fail and too big to jail». D’autres ont fait simultanément remarquer que les DPA n’empêchent pas les agissements délictueux («Justice should neither be bought nor sold»).

3.4. Ressources insuffisantes du Ministère public de la Confédération

Lorsqu’il proposa d’introduire l’accord de poursuite différée à l’encontre des entreprises, le Ministère public de la Confédération ne fit pas mystère que son but était de déclencher un débat au niveau national. Un article du Tages-Anzeiger montre qu’il a réussi.

On entend souvent dire que les autorités de poursuite pénale et le MPC en particulier ne disposent ni de ressources ni de moyens techniques suffisants pour traiter les délits économiques complexes. Ce n’est pas à nous de juger ici si des mesures s’imposent ou non à ce niveau. Si les ressources du MPC devaient se révéler insuffisantes, c’est ce problème qu’il faut régler. Il ne faut pas chercher à le résoudre par un autre biais, par exemple en proposant d’introduire des instruments (étrangers au système), tel l’accord de poursuite différée.