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10.03.2020

Poursuite différée: non aux accords en droit pénal

2. Modèle de l’accord de poursuite différée

2.1. Histoire et signification du DPA aux États-Unis

Les accords, soumis à de multiples conditions, entre autorités de poursuite et entreprises sous enquête, en vue de surseoir à une inculpation, sont connus aux États-Unis comme «deferred prosecution agreement» ou DPA (accord de poursuite différée). Depuis le début du millénaire, ils ont la cote dans le cas de poursuites pénales, jusqu’à devenir une mesure standard.

Les DPA et NPA («non-prosecution agreement») sont seulement possibles si le principe d’opportunité prévaut et que les magistrats en charge de l’instruction pénale ont la liberté de ne pas déclencher de poursuites, ce qui est le cas au niveau fédéral aux États-Unis. Les autorités de poursuite américaines ont un vaste pouvoir d’appréciation («prosecutorial discretion») pour décider d’engager une action ou de classer une procédure, choisir les infractions à poursuivre ou proposer au prévenu une composition pénale. Les procureurs américains ne connaissent pas le principe de la légalité et, même en présence de preuves suffisantes, ne sont pas tenus d’engager des poursuites. La justification réside dans le fait que, dans un procès pénal en droit américain, le prévenu et l’autorité d’accusation représentant l’État sont des parties adverses. Ce vaste pouvoir d’appréciation des procureurs est encore renforcé par le fait qu’ils exercent, dans la plupart des États américains, aussi une fonction politique.

Le pouvoir discrétionnaire des procureurs américains est régi par le United States Attorney’s Manual (USAM). Depuis les scandales en 2001 des faux en écritures comptables commis par la compagnie américaine Enron Corporation, la lutte contre la criminalité d’entreprise est devenue une tâche majeure du Departement of Justice (DOJ) américain.

Voici les raisons avancées pour expliquer la progression des DPA aux États-Unis:

  • Éviter qu’une mise en accusation et un éventuel procès pénal menacent l’existence de l’entreprise (atteinte à la réputation, exclusion des appels d’offres, perte de licence, etc.)
  • Éviter le stigmate de la procédure pénale
  • Rendre possible de lourdes amendes ou le versement de compensations aux éventuelles victimes
  • Améliorer massivement les règles de conformité d’une entreprise

La décision de proposer ou non un DPA à une entreprise dépend de la gravité des faits en regard de la loi, de sa responsabilité, de sa volonté de coopérer ainsi que des conséquences d’une condamnation. Une condamnation et ses effets collatéraux, l’exclusion de marchés publics par exemple, peuvent aussi menacer la survie d’une entreprise. L’histoire montre cependant que la seule mise en examen peut déjà être fatale à une entreprise.

«A conviction often means destruction of the company. After Arthur Andersen, the government became gun shy. DOJ was rightly embarrassed by the outcome of that case: Andersen was not convicted but destroyed.»

Dans le droit américain, il existe de nombreux termes et outils pour faire aboutir les procédures pénales dans des délais réduits. Les compositions pénales constituent alors l’un des éléments clés des procédures accélérées et les règlements extrajudiciaires (autant DPA que NPA). L’aspect critiqué de la pratique des ententes est le contrôle juridictionnel souvent insuffisant, voire inexistant, ainsi que les faibles exigences de transparence et publicité.

Lors d’un DPA, le DOJ inculpe l’entreprise tout en requérant la suspension de la procédure judiciaire. En contrepartie, l’entreprise doit payer une amende, renoncer à la prescription et garantir une coopération étendue avec les autorités. De plus, elle doit reconnaître les faits essentiels et prendre des mesures radicales en matière de mise en conformité. L’instauration d’un «compliance monitor» est en outre souvent exigée pour le suivi des améliorations à apporter, pour encadrer, favoriser et vérifier leur mise en œuvre. L’accord par écrit entre l’entreprise et l’autorité de poursuite est déposé auprès du tribunal et généralement publié sur le site du DOJ. Si l’entreprise remplit les conditions du DPA dans un délai déterminé (en général deux ou trois ans), le DOJ retire l’inculpation et l’entreprise est réputée non condamnée pénalement.

Le NPA est une autre forme d’entente extrajudiciaire entre entreprises et autorités de poursuite. Le DOJ ne dresse pas d’accusation, mais l’enquête pénale contre l’entreprise n’est suspendue qu’une fois certaines conditions remplies par cette dernière (analogues à celles d’un DPA).

En vertu du droit américain, un délit commis par un seul collaborateur suffit à motiver l’incrimination de l’entreprise. À cause du vaste pouvoir d’appréciation des autorités de poursuite en cas de comportement délictueux d’un employé, le destin de l’entreprise est alors entre les mains du ministère public et les entreprises n’ont guère de vraie alternative à la coopération avec les autorités de poursuite. Dès qu’une infraction d’une entreprise est suspectée, les autorités de poursuite exigent d’abord qu’elle mène une enquête interne, confiée le plus souvent à des cabinets de renom et extrêmement onéreuse. Comme elles n’ont ainsi pas besoin d’enquêter elles-mêmes, les autorités de poursuite économisent d’importantes ressources à ce stade. L’auteur présumé de l’infraction, sous l’épée de Damoclès, doit enquêter contre lui-même et supporter les coûts généralement considérables pour la détection de sa propre faute. Cette position de force prononcée du procureur et l’«externalisation de la tâche d’instruction au prévenu» selon le droit pénal des entreprises américain, n’est guère compatible avec la compréhension suisse de la procédure pénale. Les autorités de poursuite se verraient habilitées à déléguer le travail d’enquête à des particuliers, à priver l’employé sous enquête de certains droits (notamment du droit au silence) et à contourner ainsi ses droits de procédure et de défense.

Le plus remarquable dans toute cette problématique, c’est que pratiquement aucune procédure pénale contre des entreprises n’aboutit. Si, très exceptionnellement, une action est quand même engagée contre une entreprise, elle se solde en règle générale par une «guilty plea». Ou alors, un DPA est conclu (renoncement à l’audience principale, le prévenu accepte la sanction sans avoir été condamné). Les entreprises qui se voient proposer un DPA par les autorités de poursuite l’acceptent en général, parce qu’il n’existe pour elles guère de moyens de défense. Leur tendance à accepter la transaction est aussi favorisée par le tristement célèbre système des «US jury trials», où les peines prononcées à l’encontre d’entreprises sont souvent très sévères. Du point de vue des jurés, les peines frappant des entreprises inculpées ne sont jamais assez élevées.

La pression sur les entreprises qui signent un DPA est encore renforcée par l’obligation leur étant faite de remplir entièrement les conditions de l’accord dans le délai d’épreuve de deux à cinq ans. Dans le cas contraire, le ministère public peut utiliser les informations divulguées durant ce délai pour une éventuelle mise en accusation. La plupart des moniteurs de conformité mis en œuvre dans le cadre d’un DPA engendrent de surcroît des coûts élevés. Par ailleurs, les moniteurs fournissent des rapports réguliers au ministère public, qui peut ensuite utiliser les informations en question. Pour les autorités de poursuite, le recours aux moniteurs est un avantage de taille, en ce sens que cela leur permet de compenser, aux frais de l’entreprise, leur manque d’expertise et souvent aussi de ressources.

Du point de vue des autorités de poursuite, un DPA avec une entreprise relève donc du coup de génie en les libérant de leur obligation d’apporter la preuve pénale. Les enquêtes internes et l’épée de Damoclès d’une menace d’inculpation poussent l’entreprise à accepter l’accord, même en l’absence de preuve à charge.

«The downside of a DPA is that it is non-adversarial, based on the facts that do not provide evidence strong enough for conviction. If there was not the possibility of a DPA, there would be fewer cases against companies. Because if companies were pushed to go to trial, they would fight, and some might be successful.»

La législation américaine ne reconnait pas aux entreprises le droit de ne pas s’auto-incriminer (principe nemo tenetur). Faire appel à ce droit impliquerait, pour l’entreprise, des risques de sanctions difficilement supportables. À cela s’ajoute que le ministère public, en usant de «récompenses», parvient à diviser entreprise et employés. Tant l’entreprise que son personnel peuvent bénéficier de la transmission d’informations aux autorités de poursuite. En même temps, le droit pénal des entreprises annihile pratiquement le droit au silence de l’avocat. Les caractéristiques principales du droit pénal des entreprises américain sont la volonté de coopérer de l’entreprise et le plein contrôle du procureur. La défense de l’entreprise est difficile à envisager au vu des risques élevés.

2.2. Faits et chiffres

Une publication du Law & Economics Center (LEC), George Mason University School of Law, 2015 contient des chiffres révélateurs sur les compositions pénales pour régler des infractions présumées d’entreprises. L’étude examine des données statistiques chiffrées sur les NPA, DPA et «plea agreement», sans omettre d’indiquer que des scientifiques américains de renom aussi voient ces instruments d’un œil critique en raison de l’absence de séparation des pouvoirs. Certains vont même jusqu’à contester leur efficacité pratique. L'analyse permet de conclure à ce qui suit:

Tendances

  • Les accords avec des entreprises cotées pour le règlement de chefs d’inculpation pénal ont fortement augmenté entre 1997 et 2011.
  • En 1997, seules onze procédures pénales visant des entreprises cotées ont abouti à une résolution consensuelle, puis elles sont montées en flèche. Leur nombre a quadruplé entre 2005 et 2011.

Caractéristiques des entreprises mises en cause

  • La majorité des DPA et NPA (soit 52% et 76%) concernent des sociétés-mère.
  • De plus, 32% des règlements ont porté sur des infractions présumées ayant affecté le gouvernement. Une part de 43% des règlements où le gouvernement était la partie lésée se sont soldés par des NPA et DPA, contre seulement 30% des autres accords.

Délits

  • En classant les délits par catégories, le plus grand nombre des règlements extrajudiciaires relèvent du droit des cartels (119), suivi de l’environnement et de la sécurité (91), de la corruption transnationale/FCPA (86) et de la santé publique/FDA (59).

 

Une étude du cabinet américain Gibson Dunn, publiée le 10 janvier 2019, fournit des chiffres plus récents pour 2018.

  • En 2018, le Departement of Justice a conclu au moins 24 règlements extrajudiciaires (13 NPA, 11 DPA), tous indiqués à la fin de la publication.
  • Sur ce total de 24 règlements, 14 étaient liés à des établissements financiers et 7 avaient résulté de plaintes reposant sur la Foreign Corrupt Practice Act (FCPA).
  • Deux diagrammes illustrent l’évolution des règlements extrajudiciaires conclus dans la période de 2000 à 2018 sous forme de NPA et DPA, ainsi que les recettes qui en ont résulté.
  • Pour ce qui concerne le «nombre de règlements extrajudiciaires conclus», l’année 2015 sort du lot avec 102 règlements (contre 30 en 2014 et 39 en 2016). Cette valeur extrême en 2015 s’explique par la liquidation, cette même année, des «Swiss bank program category 2 agreements».
  • Le tableau «Total Monetary Recoveries Related to Corporate NPA and DPA, 2000–2018» révèle que, depuis 2008, les États-Unis ont encaissé chaque année des milliards grâce aux règlements extrajudiciaires.
  • Les règlements conclus avec les différentes sociétés au second semestre 2018 sont décrits en détail. Parmi les plus connus, l’on trouve le NPA de la banque Lombard Odier & Co Ltd. (NPA addendum), le DPA avec la Banque cantonale de Bâle, le NPA avec la NPB Neue Privat Bank AG et le DPA avec la Banque cantonale de Zurich.
  • Il est mentionné qu’à l’échelle internationale, on observe une tendance à suivre le modèle du DPA pour reprendre de tels instruments dans les législations nationales. La Grande-Bretagne et la France en auraient déjà introduit un, des instruments DPA encore incomplets et devant faire leurs preuves existeraient dans d’autres pays comme le Canada et Singapour, et des pays comme la Suisse, l’Australie et la Pologne envisageraient d’introduire des possibilités dans ce sens.

L’étude de Gibson Dunn publiée le 8 janvier 2020 présente des chiffres encore plus récents et des tendances internationales pour 2019. Elle contient aussi des explications révélatrices sur la pratique américaine en matière de DPA, fournies en avril 2019 par la sénatrice Elisabeth Warren. Selon celles-ci, les DPA serviraient malheureusement souvent à laver des infractions commerciales («get-out-of-jail cards».

2.3. Coup d’œil sur d’autres systèmes juridiques

Par l’entrée en vigueur du Crime and courts act en 2014 et la publication du Deferred Prosecution Agreements Code of Practice avec notes explicatives et lignes directrices détaillées, le DPA a fait son entrée dans le système juridique du Royaume-Uni. Les autorités de poursuite britanniques ont ainsi la possibilité d’offrir un règlement par DPA aux entreprises mises en examen pour certains délits. Contrairement au système américain, les tribunaux sont davantage impliqués et, en plus, le pouvoir d’appréciation des autorités de poursuite est davantage limité. De surcroît, il ne doit pas exister d’intérêt public prépondérant à une condamnation de l’entreprise.

À Singapour, une loi régissant le DPA  n'a été adoptée qu’en mars 2018. En Australie, le modèle de DPA a été présenté au Parlement au printemps 2018 et son introduction est actuellement à l’étude.

À l’inverse de la Suisse, l’Allemagne ne connaît pas de droit pénal des entreprises et une vive controverse s'est élevée à propos de la possibilité fondamentale d’y transposer le DPA . Dans ce contexte, la discussion porte sur la question de savoir si, en raison des peines extrêmement sévères, l’introduction d’une responsabilité pénale des entreprises n’enfreindrait pas le principe de proportionnalité ancré dans la constitution. Les critiques visent aussi l’abandon du principe constitutionnel de la faute, engendrant une quasi-obligation de créer des structures de conformité quelle que soit la forme de société. Selon le droit en vigueur, il est uniquement possible d’infliger des amendes en vertu de la loi relative aux sanctions administratives (Ordnungswidrigkeitengesetz § 30 OWiG). Il est toutefois souligné que la réforme prévue du droit des sanctions aura un impact significatif sur les pratiques des entreprises et des poursuites. Un peu selon la conviction de nombreux systèmes juridictionnels anglo-saxons, l’idée est sans doute de transformer les entreprises en «good corporate citizen». La priorité est alors moins de sanctionner des torts du passé que d’éviter de futurs manquements. Il est souligné que, dans cette logique, un modèle flexible de composition pénale examiné ne doit en aucun cas priver les entreprises de la possibilité de se défendre contre les chefs d’inculpation . Sous cet éclairage, il apparaît peu probable que l’Allemagne introduise dans un avenir proche un outil semblable au DPA.

Depuis 2016, les procureurs de France ont la possibilité de conclure avec les entreprises une convention judiciaire d’intérêt public (CJIP), par laquelle celles-ci peuvent se voir infliger des amendes allant jusqu’à 30% de leur chiffre d’affaires. La réglementation repose sur les recommandations de Transparency International France. L’objectif était – dans la lutte contre la corruption – d’accélérer les enquêtes pénales contre les entreprises pouvant durer plus d’une décennie. Dans ce sens, il a été admis de rompre avec la tradition inquisitrice de la procédure pénale française. Dernièrement, UBS a fait les grands titres en France en refusant de contribuer à la conclusion d’une CJIP aux conditions dictées par le ministère public. Par le jugement rendu il y a peu, l’État semble vouloir faire un exemple afin d’inciter à l’avenir les entreprises à signer des CJIP avec le ministère public.