# 5 / 2024
01.10.2024

Défendre l’indépendance de la BNS – pour le bien de la Suisse!

Pourquoi il faut une Banque nationale indépendante

Pas à pas vers la stabilité: la montée de l’indépendance des banques centrales

L’idée qu’une banque centrale doive être le plus indépendante possible de la politique est plutôt récente. Dans les années 1960 et 1970, ce concept était encore largement inconnu et la politique monétaire était fortement axée sur les souhaits des responsables politiques. Outre la stabilité des prix, les banques centrales poursuivaient aussi d’autres objectifs économiques et utilisaient la politique monétaire pour stimuler l’économie lorsque celle-ci montrait des signes de faiblesse. En période électorale, la politique monétaire était très appréciée comme instrument pour se faire réélire: afin de pouvoir présenter un bon bilan économique, le pouvoir en place attendait de la banque centrale qu’elle baisse ses taux – une mesure qui stimule l’économie, améliore les conditions de financement de nouvelles dépenses publiques et, ainsi, augmente les chances de réélection. Le revers de la médaille est que, après un certain temps, les prix augmentent aussi. L’effet de stimulation est donc temporaire.

Dans les années 1970, un nouveau phénomène est apparu: une inflation élevée persistante s’accompagnant d’une faible croissance. La stagflation – mot créé à partir de stagnation et inflation – réduisait le pouvoir d’achat, freinait les investissements et pesait sur l’évolution de la productivité. La stimulation monétaire est restée sans effet, seuls les prix ont augmenté. Le vaste débat scientifique qui a suivi a abouti à un consensus clair: la politique monétaire doit se concentrer sur la stabilité des prix.

L’avidité politique n’est pas une invention des milieux académiques – Recep Erdogan et les banquiers centraux

L’importance d’une banque centrale indépendante a été récemment démontrée en Turquie, où le président, Recep Tayyip Erdogan, s’est fortement immiscé dans la politique monétaire. En Turquie, les taux d’inflation se situaient depuis longtemps à un niveau élevé et oscillaient entre 10% et 15% depuis 2010. À l’encontre de la théorie économique, pourtant bien étayée empiriquement, Recep Erdogan a plaidé pour une baisse des taux d'intérêt pour lutter contre l’inflation. Le gouverneur de la banque centrale de Turquie de l’époque, Murat Ҫetinkaya, n’était toutefois pas convaincu par les «Erdoganomics». Mais avant qu’il ne puisse relever les taux d’intérêt, il a été limogé par Erdogan en 2019. Le président turc a également renvoyé le gouverneur suivant en novembre 2020, lorsque celui-ci a aussi refusé de baisser les taux d’intérêt. Le gouverneur suivant n'est resté en poste que jusqu'en mars 2021, date à laquelle il a subi le même sort. Son successeur a ensuite procédé à plusieurs baisses des taux d’intérêt, les réduisant de 19% à 14% en 2021. Le pays a immédiatement payé le prix fort de cette attaque contre l’indépendance de sa banque centrale. La figure 3 montre l’explosion de l’inflation en Turquie en 2022. L’OCDE l’estimait à 72%, une envolée dont le pays ne s’est pas encore remis.

Le seul moyen de contrecarrer la tendance des milieux politiques à se servir de la politique monétaire est de garantir l’indépendance de la banque centrale. Cette pratique s’est progressivement établie au cours des années 1990. Toujours plus d’États ont mené des réformes pour rendre leurs banques centrales plus indépendantes. Au tournant du millénaire, la BNS s’est, elle aussi, détachée encore plus de la politique. Le verdict de ces réformes est clair: l’indépendance accrue a permis de vaincre des taux d’inflation élevés. Les deux premiers graphiques de la figure 4 montrent l’évolution de l’indépendance moyenne des banques centrales et de l’inflation moyenne dans les pays actuels de l’OCDE. Avec le temps, l’indépendance des banques centrales de l’OCDE s’est accrue en moyenne, tandis que le taux d’inflation moyen a baissé de manière continue.

Figure 4: Une indépendance accrue mène à des prix plus stables

Le troisième graphique montre l’inflation moyenne dans les pays de l’OCDE sous différents régimes de banque centrale. Un régime de banque centrale correspond à une période pendant laquelle le niveau d’indépendance d’une banque centrale est resté inchangé. Le graphique montre que les banques centrales plus indépendantes de l’OCDE ont atteint des taux d’inflation bien plus bas que les pays où les décisions de politique monétaire sont davantage influencées par les décideurs politiques. Des événements spéciaux ont bien sûr aussi joué un rôle. Les anciens pays socialistes (points rouges) ont ainsi connu une inflation élevée au début de leur passage à l’économie de marché, mais ont néanmoins mené en même temps des réformes additionnelles pour une plus grande indépendance de leurs banques centrales. Leurs économies planifiées avaient en quelque sorte accumulé de l’inflation, qui se manifestait toutefois sous forme de pénuries de biens, d’épargne forcée et de dette publique élevée. Avant que les banques centrales ne puissent mettre à profit leur nouvelle indépendance, il a fallu purger l’hypothèque de l’inflation. La Turquie (points orange) constitue une autre exception parmi les pays de l’OCDE. L’inflation y est toujours élevée, alors que, de par la loi, sa banque centrale jouit d’une indépendance moyenne à élevée. Dans les faits pourtant, la dépendance de la politique monétaire turque reste plus forte parce que – comme l’explique l’encadré consacré à l’influence de Recep Tayyip Erdogan – le politique peut contourner les lois. Avec des données corrigées, le lien entre l’indépendance et une inflation plus faible ressortirait encore plus clairement.

Les méfaits de l’inflation

L’inflation est un phénomène injuste. En modifiant la répartition des revenus et des richesses dans un pays, elle crée clairement des gagnants et des perdants. Si les changements sont subtils tant que l’inflation est faible, ils deviennent particulièrement visibles lorsque l’inflation augmente et reste élevée. Les personnes sans revenu stable font notamment partie des perdants. En Turquie, pour reprendre cet exemple, les retraités doivent faire en sorte de pouvoir financer avec leur pension un panier d’achat dont le prix a presque doublé en un an. En plus de ce tribut à payer au niveau individuel, l’inflation affecte aussi l’économie tout entière. En Suisse, nous nous sommes habitués à une inflation faible et avons oublié le danger inhérent à des niveaux d’inflation plus élevés.

La théorie économique identifie certains facteurs de coûts de l’inflation. Le temps requis pour déterminer ses besoins de trésorerie, par exemple, ou les prix devant être ajustés plus souvent dans les restaurants et les magasins, sont considérés comme des coûts liés à la hausse des prix. Tant que l’inflation n’est pas trop élevée, ils restent plutôt faibles eux aussi. À l’ère du numérique, où les comptes en banque et les prix peuvent être adaptés en un clic de souris, ils perdent encore plus en importance. Néanmoins, une inflation en hausse déplaît aux consommateurs et aux entreprises. Il doit donc y avoir encore d’autres raisons.

La hausse des prix favorise les emprunteurs et pénalise les épargnants. Lorsque les prix augmentent, l’épargne permet ensuite d’acheter moins de choses, tandis que les débiteurs – dont l’État – peuvent réduire leur dette. Une hausse des prix est aussi source d’insécurité. Le rapport des prix, profondément ancré dans les esprits, change. Lorsque le pain par exemple ne coûte pas deux, mais trois fois plus que le lait, il faut repenser son panier d’achat. Et la sécurité juridique pour les projets à long terme souffre également lorsqu’il devient plus difficile d’estimer les prix futurs. Si le matériel nécessaire risque de coûter le double dans un an, le rendement est fortement menacé. Les parties contractantes se protègent alors plus souvent juridiquement. Enfin, l’inflation affecte fortement le climat d’achat. Un taux d’inflation passant de 0 à 1% plombe presque autant le moral des consommateurs qu’une hausse du chômage d’un point de pourcentage – ce qui est considérable si l’on pense à l’insécurité qu’un chômage plus élevé provoque chez les travailleurs et à la manière dont cela bouleverse la situation financière des nouveaux chômeurs.