L’approvisionnement en marchandises en temps de crise: analyse et mesures pour la Suisse
- Introduction L’essentiel en bref | Position d’economiesuisse
- Chapter 1 Une analyse différenciée malgré la persistance de la crise
- Chapter 2 Qui dit sécurité d’approvisionnement ne dit pas autosuffisance
- Chapter 3 La Suisse, nation importatrice, renforce la sécurité de l’approvisionnement
- Chapter 4 La sécurité de l’approvisionnement lors de la crise du covid
- Chapter 5 Les leçons à tirer de la crise: propositions d’economiesuisse
La sécurité de l’approvisionnement lors de la crise du covid
Sous l’angle de l’approvisionnement, la crise du covid peut être divisée en deux phases:
Phase aiguë de la pandémie (du printemps à la fin 2020): En raison de la propagation rapide du coronavirus, la demande de biens pour lutter contre la pandémie a explosé. Cela a entraîné une pénurie de produits tels que les masques de protection médicaux et le désinfectant dans de nombreux pays. Des appels ont alors été lancés dans de nombreux pays pour une plus grande autosuffisance. En Suisse également, des voix se sont élevées pour réclamer la relocalisation de certaines capacités de production sur le territoire national.
Phase de reprise (printemps 2021 à aujourd’hui): Grâce à une campagne de vaccination et à l’augmentation de la production de biens médicaux à l’échelle mondiale, la situation épidémiologique et par la même occasion économique s’est apaisée. Cependant, les perturbations sur les chaînes de valeur mondiales se sont accentuées. En effet, on a, d’une part, une augmentation plus forte que prévu de la demande depuis l’automne 2020 et, d’autre part, une situation tendue dans la logistique. Diverses matières premières, produits semi-finis et biens industriels sont concernés. Une détente rapide de cette situation exigeante n’est pas en vue.
Phase aiguë de la pandémie: pénurie temporaire de biens pour lutter contre la pandémie
Avec la pandémie de covid, l’économie mondiale est entrée dans une profonde récession au printemps 2020. La fermeture de sites de production et les restrictions à l’exportation imposées par les autorités ont mis à mal l’importation de certains produits par la Suisse. Au deuxième trimestre 2020, les importations ont enregistré un recul de 16% par rapport au trimestre précédent (corrigé des variations saisonnières), soit la plus forte baisse depuis des décennies.
Pendant cette phase aiguë de la pandémie, l’intérêt s’est porté en particulier sur les biens destinés à la prévention et à la lutte contre la pandémie. L’ordonnance 2 COVID-19 du 13 mars 2020 fournit une liste de ces «biens médicaux importants». Elle les répartit en trois catégories:
Bien que la Suisse n’ait pas connu de pénurie persistante, la situation a été tendue pendant plusieurs semaines en ce qui concerne l’approvisionnement de certains de ces biens.
I. Substances actives et médicaments
À partir de février 2020, l’OFAE a fait état par moments d’une forte augmentation des perturbations signalées sur la plateforme des médicaments, eu égard à l’approvisionnement. Plus d’un tiers des signalements de 2020 concernaient des antibiotiques (33%) ainsi que des antimycosiques (14%), des analgésiques (12%) ou des myorelaxants (4%). La raison la plus souvent invoquée pour expliquer la pénurie était l’augmentation de la demande mondiale. Les données montrent encore que la situation est revenue à la normale après une courte période (avril 2020).
II. Dispositifs médicaux
Alors que l’oxygène médical était toujours disponible, les bouteilles en acier sont devenues rares par moments. Swissmedic a donc autorisé temporairement l’utilisation d’autres récipients techniquement adaptés. En ce qui concerne les respirateurs, l’approvisionnement a toujours pu être assuré malgré la forte croissance de la demande, seuls des composants sont venus à manquer par périodes.
III. Équipement de protection individuelle
La demande de désinfectant a fortement augmenté en peu de temps, ce qui a entraîné une pénurie d’éthanol notamment. Pour pallier ces difficultés, l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) a délivré une autorisation exceptionnelle pour l’utilisation d’éthanol produit localement. À long terme, il est à nouveau prévu de constituer des réserves obligatoires d’éthanol (cf. chapitre «Les leçons à tirer de la crise»).
Par ailleurs, on a connu des pénuries temporaires de masques de protection respiratoire. Comme pour les substances actives, la Suisse est fortement dépendante des importations (80% environ des masques importés proviennent de Chine). Comme la demande mondiale s’est envolée en mars 2020, la Suisse a dû se procurer des masques sur un marché tendu. À cela s’ajoute que plusieurs pays ont temporairement bloqué les exportations d’équipements de protection médicaux à destination de la Suisse, y compris certains pays membres de l’UE.
La chaîne de valeur des masques de protection
Les masques de protection sont des articles jetables bon marché. On oublie facilement que leur production implique différentes matières premières et des étapes de fabrication parfois relativement exigeantes (cf. figure ci-dessous). C’est le cas notamment de la fabrication du non-tissé filtrant selon le procédé dit de «meltblown». Ce procédé a été identifié par l’OCDE comme le principal goulet d’étranglement dans la production de masques de protection. En effet, en raison des investissements initiaux élevés nécessaires dans les installations de production, le processus ne peut être réalisé que par un nombre limité d’entreprises. Cela explique aussi pourquoi, pendant la phase aiguë de pandémie, de nombreux pays ont eu du mal à augmenter rapidement l’offre de masques de protection.
Exemple n° 2: Production de masques en Suisse
Au début de la pandémie, les prix des masques de protection ont explosé – par moments leur prix a atteint dix francs la pièce en Suisse. Cela a incité plusieurs entreprises suisses à importer des machines de Chine pour produire elles-mêmes des masques.
Aujourd’hui, plus d’un an et demi plus tard, de nombreux producteurs suisses de masques sont toutefois désabusés. De premières difficultés sont parfois apparues dès l’achat et la mise en service des machines. De plus, les fabricants étrangers ont depuis eu la possibilité de développer leurs capacités de production et les prix ont baissé. Certaines entreprises ont donc dû réduire à nouveau leur production en raison d’une demande insuffisante, d’autres ont même dû l’arrêter complètement.
En mai 2020, Cilander AG a commencé à fabriquer des masques communautaires en tissu. Malgré les défis à relever, il n’est pas question d’utiliser les garanties d’achat de la part de l’État: «Nous ne pensons pas que les lois du marché puissent être annulées par des directives de l’État», estime le CEO Burghard Schneider. «La Suisse doit plutôt se concentrer sur les domaines dans lesquels la précision certifiée et la qualité supérieure sont décisifs.»
Mythes et faits
Mythe I: La crise du covid a mis au jour des lacunes d’approvisionnement généralisées en Suisse.
Les faits: En Suisse, malgré les «périodes de confinement», les retards de livraison et les restrictions à l’exportation de différents États, il n’y a pas eu de problème d’approvisionnement généralisé et persistant. Le Conseil fédéral le confirme dans son rapport sur la politique économique extérieure 2020. Grâce à la diversification des chaînes de valeur, à l’adéquation des prescriptions légales (réserves obligatoires, par exemple), ainsi qu’à une étroite collaboration entre l’économie et les autorités, le pire a pu être évité.
Il a été possible de réagir rapidement aux problèmes d’approvisionnement temporaires en ce qui concerne le matériel de protection médical et les substances actives. Néanmoins, la résilience des chaînes de valeur devrait être améliorée en prenant des mesures de manière anticipée (cf. chapitre «Les leçons à tirer de la crise»).
Mythe II: Les restrictions commerciales sont le moyen le plus efficace de garantir la sécurité de l’approvisionnement en Suisse.
Les faits: Dans la phase de pandémie aiguë, de nombreux gouvernements ont décidé de restreindre les exportations de médicaments et de matériel de protection afin de couvrir la demande intérieure. Cependant, ces mesures ne constituent en aucun cas un moyen efficace de renforcer la sécurité d’approvisionnement:
- Les contre-mesures d’autres partenaires commerciaux entraînent une spirale négative en matière de politique commerciale. Les matières premières concernées pourraient être précisément celles dont on a besoin pour sa propre production (des composants de médicaments, par exemple). Les chaînes de valeur globales sont alors paralysées.
- Les restrictions à l’exportation réduisent l’offre sur le marché mondial, ce qui a un impact sur les prix. Ainsi, la vague de restrictions à l’exportation en 2020 a fait augmenter les coûts du matériel médical de 23% en moyenne et ceux des masques de protection de 40%.
- Les interdictions d’exportation n’encouragent pas à accroître les capacités de production. En raison d’effets d’échelle, il se peut même qu’une entreprise soit dissuadée de vendre sur le marché national si on l’empêche d’exporter.
Le commerce mondial reste donc le fondement d’un système d’approvisionnement stable. De nombreuses entreprises internationales axées sur les exportations disposent en Suisse d’une capacité de production considérable – pour les denrées alimentaires, les produits pharmaceutiques et chimiques et d’autres produits industriels par exemple. Nous le devons à des conditions-cadre favorables à l’exportation mondiale, ce qui a un effet positif sur la sécurité de l’approvisionnement.
Phase de reprise: défis mondiaux dans le transport et la logistique
Depuis le printemps 2021, les problèmes logistiques dans les chaînes de valeur mondiales se sont multipliés et aggravés. Le transport maritime est paralysé. De nombreux consommateurs et entreprises du monde entier attendent en vain la livraison dans les délais des marchandises qu’ils ont commandées. Les experts du secteur parlent d’une «tempête parfaite».
D’où viennent les perturbations dans les chaînes de valeur?
- En 2020, un arrêt de la production en Asie et une baisse de la demande mondiale ont entraîné le retrait du marché, à court terme, de 550 porte-conteneurs environ.
- En 2021, la demande mondiale a augmenté massivement. Parallèlement, celle-ci s’est déplacée des services vers la consommation privée («e-commerce»). Résultat: pour la première fois depuis des décennies, la demande de biens dépasse les capacités de transport.
- Sur certaines lignes, les coûts de transport ont augmenté de plus de 500% par rapport à l’année précédente. Dans de nombreux cas, cette hausse des prix est répercutée sur les consommateurs.
- Il manque actuellement de nombreux conteneurs sur la principale route commerciale entre l’Asie et l’Europe. Ceci, entre autres, parce que du matériel médical a été acheminé dans l’hémisphère sud au début de la pandémie.
- Avec les fermetures de ports, d’innombrables porte-conteneurs sont bloqués à l’extérieur des files des ports. En 2020, 65% des porte-conteneurs tenaient leurs délais, en 2021, ce chiffre est tombé à 35%.
- Les embouteillages dans et autour des ports déplacent les problèmes vers l’arrière-pays – il manque des chauffeurs de poids lourds.
- La pandémie a entraîné des fermetures répétées d’usines et des pertes de production.
Les entreprises suisses en proie à l’incertitude
De nombreuses entreprises suisses connaissent actuellement des difficultés d’approvisionnement. Il ne faut toutefois pas s’attendre à une normalisation rapide de la situation. C’est ce que montre une enquête menée par economiesuisse auprès de 237 entreprises et associations en octobre 2021:
- Le problème de l’écoulement des marchandises en 2020 s’est transformé en problème de production: quatre entreprises interrogées sur cinq signalent des difficultés d’approvisionnement. C’est nettement plus que pendant la phase aiguë de la pandémie en 2020 (cf. figure ci-dessous).
- La pénurie de matériaux touche presque tout le secteur industriel (y compris la construction), mais aussi le commerce. Tant les matières premières (acier ou bois) que les produits semi-finis (puces électroniques) et les produits finis (machines à laver ou voitures) se font rares.
- Les difficultés d’approvisionnement en puces électroniques et en semi-conducteurs posent problème à de nombreux secteurs. Le secteur de la technique médicale manque ainsi actuellement de toute sécurité de planification pour l’approvisionnement et la production.
- Les problèmes de transport et de logistique sont la raison la plus souvent invoquée pour expliquer les difficultés de livraison (72%). Mais des capacités de production restreintes (68%) et des arrêts de production chez les fournisseurs (64%) sont également mentionnés.
- En réaction, les deux tiers des entreprises environ ont augmenté leurs stocks et près de la moitié d’entre elles cherchent d’autres fournisseurs.
- De même, près de la moitié des entreprises ont déjà été contraintes d’augmenter leurs prix. Les trois cinquièmes d’entre elles prévoient de le faire dans les six prochains mois.
Mythes et faits
Mythe III: La mondialisation est un inconvénient pour la sécurité d’approvisionnement de la Suisse.
Les faits: Rien n’indique que les pays moins mondialisés ont mieux géré la crise du covid que les économies plus interconnectées à l’échelle internationale. Au contraire, une étude de l’OCDE de février 2021 a montré que l’intégration dans les chaînes de valeur mondiales a joué un rôle important dans l’absorption des chocs économiques dans le contexte de la pandémie. Les pays moins mondialisés sont certes moins exposés à de tels chocs, mais ils peuvent nettement moins bien les atténuer via le commerce international.
Cela vaut également pour la Suisse: seule la mise en réseau transfrontalière du développement, de la recherche et de la production permet à notre pays de garantir un degré de disponibilité, de diversité et d’innovation de biens et de services critiques à des prix avantageux. Sortir des chaînes de valeur mondiales aurait l’effet inverse.
Mythe IV: La Suisse doit développer les capacités de production sur son territoire afin de pouvoir mieux réagir en cas de goulets d’étranglement dans les chaînes de valeur.
Les faits: La division du travail repose sur l’idée qu’un pays doit se spécialiser dans la production des biens pour lesquels il est mieux armé que d’autres. La production complète de biens critiques en Suisse ne serait donc pas judicieuse du point de vue macro et microéconomique sans une intervention massive de l’État.
De plus, même un fabricant européen ou suisse est tributaire de produits semi-finis provenant de l’étranger (produits chimiques de base, fils, matières plastiques, par exemple). C’est donc plutôt la répartition géographique qui permet à l’économie de pallier les crises dans certaines régions en s’approvisionnant sur d’autres marchés. En d’autres termes, se focaliser sur la seule production finale ne résout pas une pénurie, mais déplace simplement le problème le long de la chaîne de production.
L’exemple des médicaments génériques montre à quel point une «re-nationalisation» de la production est illusoire sur le plan économique:
- La division internationale du travail est telle qu’il est impossible de mettre en place une production autarcique pour le petit marché suisse. Les génériques ne se composent pas uniquement de substances actives, mais nécessitent des additifs et des agents de charge. La fabrication de telles substances en Suisse n’est tout simplement pas rentable.
- Même avec un bon rapport coût-efficacité, le prix actuel des génériques sur le marché ne pourrait pas être maintenu en raison des coûts de production élevés en Suisse. En raison de baisses de prix continues, il n’est possible de travailler de manière rentable que sur de gros volumes avec de faibles marges.
- Les capacités de production existantes sont déjà largement utilisées. Il faudrait investir dans de nouvelles installations de production, mais cela ne se justifie pas au vu des perspectives économiques plutôt sombres.
- Si on décidait d’agir, les capacités de production devraient être examinées à l’échelle du continent et coordonnées avec celles de plusieurs autres pays.
Développement d’un vaccin contre le covid
Développer et produire des vaccins est très complexe et prend beaucoup de temps. Il est d’autant plus remarquable que plusieurs vaccins contre le coronavirus aient pu être développés et aient été autorisés en très peu de temps. Ce que l’industrie pharmaceutique met habituellement plusieurs années à réaliser, elle l’a fait cette fois en un an seulement. Les autorités de contrôle des médicaments ont accéléré les procédures d’autorisation, mais d’autres facteurs ont aussi été déterminants: la coopération internationale dans le domaine de la recherche, du développement, des tests et de la production.
Le lieu de fabrication finale proprement dit d’une substance active n’a toutefois qu’une importance secondaire pour la sécurité d’approvisionnement. Viser l’autarcie nationale pour la production de vaccins est une illusion. En lien avec la distribution de vaccins, introduire des restrictions à l’exportation pour des raisons politiques a un effet déstabilisant dans la lutte contre une pandémie. Il n’est pas rare que cela entraîne des réactions susceptibles de perturber gravement le fonctionnement des chaînes de valeur.