Zwei Männer

«Nous devons être davan­tage à l’écoute»

Heinz Kar­rer et Monika Rühl répondent aux que­tions d'An­nika Ban­ger­ter et de Bas­tian Hei­ni­ger, deux étu­diants de la MAZ, l'école de jour­na­lisme de Lucerne.

M. Kar­rer et Mme Rühl, vous diri­gez eco­no­mie­suisse ensemble depuis un an. Qui décide en cou­lisses ?

Heinz Kar­rer : En tant que direc­trice, Monika Rühl est à la tête des acti­vi­tés opé­ra­tion­nelles et moi, en tant que pré­sident, je m’oc­cupe des déci­sions stra­té­giques. Pour ce qui est des acti­vi­tés de com­mu­ni­ca­tion, comme les dis­cus­sions avec les médias et la par­ti­ci­pa­tion à des podiums, nous les effec­tuons tous les deux. Ainsi, nous sommes plus pré­sents sur le ter­rain.

Monika Rühl : Nous ne déci­dons pas qui fait quoi en cou­lisses ou sur le devant de la scène, mais ce qui est d’ordre stra­té­gique ou opé­ra­tion­nel. Bien sûr, il n’est pas tou­jours facile de tran­cher. Aussi est-il impor­tant que nous dis­cu­tions régu­liè­re­ment et nous met­tions d’ac­cord. Nous nous voyons tous les quinze jours pour une dis­cus­sion appro­fon­die. Dans l’in­ter­valle, nous uti­li­sons les moyens de com­mu­ni­ca­tion élec­tro­niques.

Que se passe-t-il quand vous n’êtes pas du même avis ?

M. Rühl : Notre savoir-faire et notre expé­rience res­pec­tifs se com­plètent idéa­le­ment. Heinz Kar­rer a l’ex­pé­rience du monde éco­no­mique et moi je connais bien l’ad­mi­nis­tra­tion et les milieux poli­tiques. Quand nous dis­cu­tons, cha­cun peut mettre à pro­fit ses forces. Nous trou­vons de bonnes solu­tions ainsi.

H. Kar­rer : Cela explique aussi que nous n’ayons pas eu de diver­gence d’opi­nion fon­da­men­tale jus­qu’à pré­sent. Dans nos dis­cus­sions, nous éla­bo­rons une posi­tion com­mune sur les sujets, mais aussi sur la manière d’abor­der une ques­tion.

Vous dites que vous vous par­ta­gez les contacts avec les médias. Pour­tant, dans la banque de don­nées des médias hel­vé­tiques (SMD), il y a deux fois plus de résul­tats pour vous M. Kar­rer.

M. Rühl : Il est entré en fonc­tion une année avant moi (rire).

Nous n’avons compté que les résul­tats pour l’an­née écou­lée. Est-il typi­que­ment fémi­nin de tra­vailler davan­tage en cou­lisses ?

M. Rühl : Pas du tout. J’ai été nom­mée en février 2014 et j’ai par­ti­cipé à une confé­rence de presse d’eco­no­mie­suisse à ce moment-là. À cette occa­sion, Heinz Kar­rer et Hanz Hess, notre vice-pré­sident, m’ont pré­sen­tée aux médias. Puis, nous nous sommes dit que je dis­pa­raî­trais de la scène média­tique jus­qu’à mon entrée en fonc­tion le 1er sep­tembre. De plus, il est nor­mal que l’opi­nion publique ait l’im­pres­sion que le pré­sident joue un rôle plus impor­tant.

Mme Rühl, vous avez tra­vaillé pour la Confé­dé­ra­tion, aupa­ra­vant, où vous étiez sur­tout active en cou­lisses. Com­ment vivez-vous le côté public de vos nou­velles fonc­tions ?

M. Rühl : C’était nou­veau pour moi, mais je m’y suis habi­tuée – et cela me plaît. Dans mes pré­cé­dentes fonc­tions, il m’ar­ri­vait aussi d’être en contact avec des jour­na­listes, mais pas aussi sou­vent. Heinz Kar­rer et moi tra­vaillons en tan­dem, ce qui nous per­met de cou­vrir un réper­toire plus large. On me sol­li­cite sou­vent pour des ques­tions concer­nant les femmes, par exemple. C’était le cas lorsque le Conseil fédé­ral a pro­posé d’ins­ti­tuer des quo­tas de femmes pour le conseil d’ad­mi­nis­tra­tion et la direc­tion des socié­tés cotées en Bourse. À cette période, j’ai reçu davan­tage de demandes des médias, parce qu’eco­no­mie­suisse, mais moi aussi en tant que femme, sommes oppo­sées à ces quo­tas.

Pour­quoi êtes-vous oppo­sée à un quota de femmes ?

M. Rühl : Depuis quelque temps, le nombre de femmes nom­mées dans les conseils d’ad­mi­nis­tra­tion et à la direc­tion des entre­prises est en hausse, ce qui est réjouis­sant. Des quo­tas stricts per­met­traient à des femmes de par­ve­nir à une posi­tion sans qu’elles pos­sèdent le pro­fil requis. Ce serait contre-pro­duc­tif. J’ai­me­rais que la bonne per­sonne soit au bon endroit, les femmes aussi. De plus, intro­duire un quota au sein de la direc­tion consti­tue­rait une inter­ven­tion mas­sive dans la liberté d’en­tre­prise.

LA CONFIANCE DANS L’ÉCO­NO­MIE

La rela­tion entre les milieux éco­no­miques et la popu­la­tion n’est pas aussi har­mo­nieuse que la vôtre. L’ini­tia­tive contre les rému­né­ra­tions abu­sives et celle contre l’im­mi­gra­tion de masse ont révélé une frac­ture ces der­nières années.

M. Rühl : Je l’avais déjà constaté quand je tra­vaillais encore à Berne. La com­pré­hen­sion mutuelle n’est pas non plus tou­jours par­faite entre les milieux éco­no­miques et poli­tiques. Les acteurs éco­no­miques ne com­prennent sou­vent pas com­ment la poli­tique fonc­tionne – et inver­se­ment. Nous ne devons pas lais­ser ces milieux se dis­tan­cier davan­tage.

Com­ment comp­tez-vous l’évi­ter ?

M. Rühl : Nous avons lancé un pro­gramme bap­tisé « Éco­no­mie et société ». Dans ce cadre, nous sou­hai­tons expli­quer com­ment l’éco­no­mie fonc­tionne, quels sont ses besoins et les condi­tions-cadre néces­saires. Nous devons aussi être davan­tage à l’écoute – des acteurs poli­tiques, mais sur­tout de la popu­la­tion. Ainsi seule­ment serons-nous en mesure de mieux cer­ner leurs pré­oc­cu­pa­tions et leurs craintes.

Beau­coup de gens sont irri­tés par les rému­né­ra­tions éle­vées des mana­gers. Quand ces rému­né­ra­tions seront-elles enfin revues à la baisse ?

H. Kar­rer : Les reve­nus extrêmes qui ont fait débat par le passé et qui n’étaient plus en accord avec l’évo­lu­tion des entre­prises n’ont plus cours. Le trans­fert de com­pé­tences en faveur des action­naires y a contri­bué. Et d’une manière géné­rale, les reve­nus sont répar­tis de manière plus équi­li­brée en Suisse qu’en France ou en Alle­magne.

M. Rühl : Dans le cadre du pro­gramme « Éco­no­mie et société », nous tra­vaillons en col­la­bo­ra­tion avec des ambas­sa­deurs de l’éco­no­mie notam­ment. Il s’agit de per­son­na­li­tés triées sur le volet ancrées au niveau régio­nal. Des patrons, dans le sens tra­di­tion­nel et posi­tif du terme, qui se sou­cient de leurs employés. Il est impor­tant de mettre à nou­veau en avant le côté humain des entre­prises. Ainsi, nous pour­rons mon­trer la grande diver­sité de l’éco­no­mie et démon­trer que les rému­né­ra­tions dont il a été ques­tion par le passé étaient des cas iso­lés.

La popu­la­tion n’a pro­ba­ble­ment pas de pro­blème avec les patrons bien ancrés dans le ter­reau régio­nal. Les entre­prises ont par contre fait venir davan­tage de CEO étran­gers ces der­nières années, qui n’ont pas ces racines et qui repartent après quelques années.

H. Kar­rer : On observe effec­ti­ve­ment une telle évo­lu­tion. Nous nous effor­çons de sen­si­bi­li­ser ces cadres étran­gers et de les convaincre de par­ti­ci­per au moins indi­rec­te­ment aux dis­cus­sions sur la poli­tique éco­no­mique en Suisse. Notre démo­cra­tie directe est unique : elle reste d’une grande moder­nité même si elle a une longue tra­di­tion. Il existe des moyens de par­ti­ci­pa­tion et de codé­ci­sion – si on le veut bien.

LE FRANC FORT

Le franc fort met le pays en émoi. Quel est le dan­ger réel­le­ment encouru par l’éco­no­mie ?

H. Kar­rer : Un très grand nombre d’en­tre­prises sont confron­tées à des défis de taille. Des inves­tis­se­ments sont gelés, des sites de pro­duc­tion fer­més, par­fois pour être délo­ca­li­sés à l’étran­ger, et cer­taines acti­vi­tés spé­ci­fiques sont aban­don­nées ou aussi délo­ca­li­sées à l’étran­ger. Les entre­prises inter­na­tio­nales inves­tissent de plus en plus hors de Suisse. À cela s’ajoute l’in­té­rêt net­te­ment moindre des entre­prises étran­gères pour la place éco­no­mique suisse. Ce qui nous inquiète le plus, c’est que nous ne sommes qu’au début de ce pro­ces­sus. Nous devons nous attendre à la dis­pa­ri­tion d’un grand nombre d’em­plois en Suisse – essen­tiel­le­ment dans l’in­dus­trie. Une fois que des emplois auront été trans­fé­rés à l’étran­ger, il ne sera guère pos­sible de les faire reve­nir.

Qu’est-ce qui sou­la­ge­rait les entre­prises suisses dans cette situa­tion ?

M. Rühl : Nous ne vou­lons pas d’un pro­gramme d’im­pul­sion. Ces pro­grammes ne servent à rien. Le pro­blème des entre­prises, ce sont les coûts. Du point de vue éco­no­mique, il n’y a qu’un che­min : renon­cer à des régle­men­ta­tions qui font aug­men­ter les coûts. Il y a, d’une part, des régle­men­ta­tions en vigueur dont la per­ti­nence doit être remise en ques­tion. Cepen­dant, il y a sur­tout, d’autre part, des pro­jets de nou­velle régle­men­ta­tion.

Pour­riez-vous don­ner un exemple ?

M. Rühl : Oui, il y a la révi­sion du droit de la société ano­nyme, par exemple. À notre avis, la révi­sion de cette légis­la­tion ne s’im­pose pas, car l’ini­tia­tive Min­der a déjà été mise en œuvre dans une ordon­nance. Dans le pro­jet « Éco­no­mie verte » aussi, on tente de résoudre des pro­blèmes à coup de mesures admi­nis­tra­tives et d’in­ter­ven­tions éta­tiques.

Vous disiez que nous sommes au début d’une phase dif­fi­cile qui durera un cer­tain temps. Cela signi­fie-t-il qu’il faut renon­cer à toute régle­men­ta­tion ces dix pro­chaines années ?

H. Kar­rer : Pas du tout. Mais les régle­men­ta­tions doivent être judi­cieuses, elles doivent tenir compte de la situa­tion inter­na­tio­nale et résis­ter à une ana­lyse coût-uti­lité. Pre­nons les ser­vices finan­ciers, par exemple. Nous sommes d’ac­cord qu’une régle­men­ta­tion est néces­saire en ce qui concerne la sta­bi­li­sa­tion finan­cière ou la dota­tion en fonds propres. En rai­son du ren­ché­ris­se­ment sup­plé­men­taire dû au franc fort, nous devons tou­jours nous deman­der si une régle­men­ta­tion sup­plé­men­taire ne dété­riore pas davan­tage les condi­tions-cadre éco­no­miques en com­pa­rai­son inter­na­tio­nale.

La situa­tion est dif­fi­cile pour de nom­breuses entre­prises suisses. Mais le franc fort est-il aussi uti­lisé comme pré­texte pour ratio­na­li­ser et délo­ca­li­ser des acti­vi­tés ?

M. Rühl : Les entre­prises de notre pays sont fières d’être suisses ! Elles sou­haitent res­ter ici. Actuel­le­ment cepen­dant, trop de ques­tions ouvertes rendent notre place éco­no­mique vul­né­rable : le franc fort, la fis­ca­lité des entre­prises, les rela­tions avec l’UE, l’ap­pro­vi­sion­ne­ment éner­gé­tique et la pré­voyance vieillesse. Nos condi­tions-cadre sont sous pres­sion.

Pour ce faire, les milieux poli­tiques et éco­no­miques devraient à nou­veau se rap­pro­cher – c’est un de vos objec­tifs prio­ri­taires.

M. Rühl : Oui, on peut aussi voir la situa­tion de manière posi­tive. Nous avons la pos­si­bi­lité de revoir nos condi­tions-cadre. Notre objec­tif n’est pas seule­ment que les entre­prises soient fortes en Suisse, mais aussi que la place éco­no­mique soit forte.

H. Kar­rer : Les situa­tions dif­fi­ciles ren­ferment tou­jours aussi des chances. À nous de les iden­ti­fier et de les sai­sir. Nous devons encou­ra­ger le dia­logue entre les milieux éco­no­miques et poli­tiques. Nous devons ren­for­cer davan­tage la for­ma­tion et l’in­no­va­tion. Sur le plan poli­tique, nous devons par­ve­nir à une réforme de la fis­ca­lité des entre­prises sus­cep­tible de réunir une majo­rité de voix et sur­tout main­te­nir les accords bila­té­raux. Nous avons du pain sur la planche et nous rele­vons le défi.

NUMÉ­RI­SA­TION

Une autre évo­lu­tion sus­cite éga­le­ment l’in­quié­tude : l’au­to­ma­ti­sa­tion et la numé­ri­sa­tion pro­gressent à grands pas. Des caisses auto­ma­tiques appa­raissent dans les maga­sins, des impri­mantes 3D pro­duisent toutes sortes d’ob­jets, des voi­tures auto­ma­tiques arrivent. Serons-nous bien­tôt tous au chô­mage ?

H. Kar­rer : Cer­tains emplois vont dis­pa­raître. Mais l’in­no­va­tion est aussi un vec­teur de créa­tion d’em­ploi. L’in­dus­trie a déjà consi­dé­ra­ble­ment changé et pour­suit sa mue – en recou­rant à la robo­tique notam­ment. D’autres évo­lu­tions impor­tantes vont encore se pro­duire. On l’a déjà vu dans le sec­teur auto­mo­bile. Mais aussi dans le domaine de la santé, dans le domaine de la ges­tion des médi­ca­ments. Il y a beau­coup de poten­tiel. De plus, la numé­ri­sa­tion fait émer­ger d’autres acti­vi­tés créa­trices de valeur.

Il n’est pas donné à tout le monde d’être ingé­nieur ou déve­lop­peur.

H. Kar­rer : Les autres pos­si­bi­li­tés res­tent innom­brables, dans les sec­teurs de la santé et du tou­risme par exemple, où le contact per­son­nel est indis­pen­sable.

M. Rühl : Quelle que soit la voie choi­sie, il me semble impor­tant de conti­nuer à se for­mer tout au long de son par­cours pro­fes­sion­nel. On peut par­faire ses connais­sances dans tous les métiers.

H. Kar­rer : De par son orga­ni­sa­tion, notre sys­tème de for­ma­tion s’ajuste à une telle évo­lu­tion. Nous avons, d’une part, les for­ma­tions gym­na­siales et uni­ver­si­taires avec la recherche fon­da­men­tale. Et, d’autre part, nous avons l’ap­pren­tis­sage, qui per­met aussi d’ac­cé­der à une for­ma­tion supé­rieure. Ce sys­tème est unique.

Notre sys­tème de for­ma­tion s’au­to­ré­gule pour ainsi dire. Si le nombre de tra­vailleurs dans une branche dimi­nue, le nombre d’ap­pren­tis for­més aussi.

H. Kar­rer : Exac­te­ment. Quelque 70 % des tra­vailleurs arrivent sur le mar­ché du tra­vail par la voie de l’ap­pren­tis­sage. Grâce à notre sys­tème de for­ma­tion, nous pou­vons tenir compte des besoins de l’éco­no­mie. C’est la rai­son pour laquelle le chô­mage, notam­ment celui des jeunes, est bas en Suisse en com­pa­rai­son inter­na­tio­nale.

Dans quelle mesure les grandes firmes numé­riques de la Silli­con Val­ley sont-elles en concur­rence avec les entre­prises suisses ?

M. Rühl : Elles repré­sentent autant une menace qu’une chance. La Suisse doit pas­ser la vitesse supé­rieure. C’est pour­quoi nous sou­te­nons le parc natio­nal d’in­no­va­tion. Il favo­ri­sera la for­ma­tion de pôles d’en­tre­prises inno­vantes. La Suisse en a besoin pour res­ter com­pé­ti­tive.

Dans quels domaines la Suisse doit-elle inno­ver ?

M. Rühl : L’in­no­va­tion est néces­saire dans toutes les branches : la place finan­cière, l’in­dus­trie phar­ma­ceu­tique, l’in­dus­trie hor­lo­gère. Je ne vois aucune branche qui n’en aurait pas besoin. Les entre­prises qui n’in­novent pas dis­pa­raissent rapi­de­ment.

DÉVE­LOP­PE­MENT DURABLE

Com­ment défi­nit-on le déve­lop­pe­ment durable chez eco­no­mie­suisse ?

H. Kar­rer : Nous atta­chons une grande impor­tance au déve­lop­pe­ment durable. Mais nous sou­hai­tons aussi que les dis­cus­sions sur ce thème tiennent compte de ses trois dimen­sions : éco­no­mique, sociale et envi­ron­ne­men­tale. Il s’agit de trou­ver un équi­libre entre les trois. Si on exa­mine les clas­se­ments mon­diaux, la Suisse est à la pointe en matière de com­pé­ti­ti­vité, mais aussi dans le domaine de l’en­vi­ron­ne­ment.

Cepen­dant, c’est ce que montre l’ana­lyse du « Glo­bal Foot­print », si tous les pays consom­maient autant de res­sources que la Suisse, nous aurions besoin de trois pla­nètes.

H. Kar­rer : C’est une dis­cus­sion très dif­fi­cile, car le niveau de pros­pé­rité varie for­te­ment d’un pays à l’autre. On ne peut pas com­pa­rer un pays en déve­lop­pe­ment avec un pays indus­tria­lisé. La néces­sité d’agir est incon­tes­tée – tout comme le besoin de rat­tra­page des pays en déve­lop­pe­ment. Plus nous inno­vons, plus nous géné­rons de pros­pé­rité et plus nous pou­vons inves­tir dans la pro­tec­tion de l’en­vi­ron­ne­ment.

M. Rühl : C’était déjà ainsi par le passé. Les gens de ma géné­ra­tion se sou­viennent qu’on ne pou­vait pas se bai­gner dans tous les lacs et toutes les rivières suisses il y a quelques décen­nies. Leurs eaux étaient par­fois trop pol­luées. Ce serait impen­sable aujour­d’hui. De même, la super­fi­cie des forêts aug­mente de nou­veau en Suisse. La sen­si­bi­lité accrue au déve­lop­pe­ment durable au sein de la popu­la­tion, comme de l’éco­no­mie, se mesure à ces exemples posi­tifs.

Dans ces condi­tions, pour­quoi les milieux éco­no­miques ne voient-ils pas le pro­jet « Éco­no­mie verte » comme une chance ?

H. Kar­rer : Selon nous, il n’ap­por­te­rait rien. Nous sommes d’ac­cord avec les ini­tiants sur le fait qu’il faut ména­ger les res­sources. Cepen­dant, le pro­jet – ainsi que le contre-pro­jet – pré­voit notam­ment d’in­tro­duire une ana­lyse des cycles de vie. Celle-ci exa­mine la pro­duc­tion ou l’ex­trac­tion des matières pre­mières, leur trans­port et leur trans­for­ma­tion. C’est une ques­tion com­plexe et chaque ana­lyse s’ap­puie sur une série d’hy­po­thèses qui ne reposent pas sur des bases nor­ma­li­sées. Nous nous oppo­sons au pro­jet, car nous esti­mons que de nom­breuses réflexions sont contre-pro­duc­tives, qu’il alour­di­rait les charges admi­nis­tra­tives des entre­prises et qu’il sup­pose de se détour­ner de la poli­tique actuelle en matière de CO2.

Dans quelle mesure le pro­jet est-il contre-pro­duc­tif ?

H. Kar­rer : Il pré­sente des conflits d’ob­jec­tifs. Selon les hypo­thèses rete­nues pour l’ana­lyse du cycle de vie, il est certes pos­sible de ména­ger les res­sources, mais pas d’at­teindre les objec­tifs fixés en termes de CO2.

eco­no­mie­suisse a for­te­ment réagi aussi en ce qui concerne la thé­ma­tique du CO2. Le pro­jet du Conseil fédé­ral visant à réduire les émis­sions de 50 % d’ici à 2030 par rap­port à 1990 a subi ses cri­tiques. Ce plan était jugé « trop ambi­tieux » au vu de la pres­sion subie par les entre­prises en matière de coûts.

H. Kar­rer : Nous sou­te­nons cette réduc­tion. Par contre, nous sou­hai­tons que les cer­ti­fi­cats d’émis­sion euro­péens et d’autres pays soient éga­le­ment admis. Ils sont net­te­ment meilleur mar­ché. Pour nous, et comme les émis­sions de CO2 ne s’ar­rêtent pas à la fron­tière, il est essen­tiel d’at­teindre un effet de réduc­tion maxi­mal avec les res­sources inves­ties. Nous devons natu­rel­le­ment aussi agir à l’échelle natio­nale, en tenant compte des inci­dences éco­no­miques.

Un peu plus tôt vous disiez que tous les domaines doivent inno­ver. Avec les cer­ti­fi­cats étran­gers, la Suisse ne manque-t-elle pas une occa­sion de déve­lop­per elle-même un savoir-faire ?

H. Kar­rer : Mais on le fait. Quan­tité d’en­tre­prises suisses ont déve­loppé des pro­duits consom­mant peu d’éner­gie qui font un tabac à l’ex­por­ta­tion. C’est for­mi­dable ! La place éco­no­mique suisse doit res­ter attrayante pour ces entre­prises. Nous trou­ve­rons un bon équi­libre en rédui­sant éga­le­ment les émis­sions de CO2 en Suisse. Cepen­dant, nous pen­sons qu’une part impor­tante des émis­sions doivent être com­pen­sées à l’étran­ger.

Notre sys­tème éco­no­mique se fonde sur la crois­sance. Sachant que les res­sources de la pla­nète ne sont pas infi­nies, com­bien de temps pour­rons-nous conti­nuer ainsi ?

M. Rühl : Ce débat pas­sion­nant accom­pagne l’hu­ma­nité depuis long­temps. Pre­nons l’exemple de Londres en 1885. À l’époque, les Lon­do­niens pen­saient que la ville allait être enva­hie de crot­tin de che­val. On pen­sait que le tra­fic aug­men­te­rait de manière linéaire et qu’il y aurait donc tou­jours plus de calèches et de che­vaux dans les rues. Cet exemple illustre le fait que les indi­vi­dus s’ima­ginent que tout res­tera iden­tique. Rai­son pour laquelle ils voient tou­jours les limites de la crois­sance. À pro­pos de Londres, nous savons aujour­d’hui que les calèches ont été rem­pla­cées par des voi­tures. Nous devons voir la crois­sance comme un déve­lop­pe­ment tech­no­lo­gique.

H. Kar­rer : Il y a aussi le fait que la popu­la­tion assi­mile sou­vent la crois­sance à une aug­men­ta­tion des volumes. Vu sous cet angle, il est vrai que les res­sources ne sont pas infi­nies. Or nous devons viser, au contraire, une crois­sance fon­dée sur la créa­tion de valeur.

La crois­sance reste donc le fon­de­ment des éco­no­mies ou voyez-vous une autre voie pos­sible ?

H. Kar­rer : Il est dif­fi­cile de dire ce qui nous attend. Si nous par­ve­nons à ren­for­cer la crois­sance qua­li­ta­tive, je pars de l’idée que le modèle actuel per­du­rera. On sous-estime lar­ge­ment l’adap­ta­bi­lité et la capa­cité d’in­no­va­tion de l’homme.

M. Rühl : C’est vrai. À la fin du XIXe siècle, les indi­vi­dus ne pou­vaient pas ima­gi­ner com­ment le pro­blème du crot­tin de che­val serait résolu. Pour eux, le che­val était indis­so­ciable du tra­fic rou­tier. De même, quand j’étais enfant, je n’au­rais jamais ima­giné que nous aurions des ordi­na­teurs un jour. Je suis convain­cue que, au cours des cin­quante pro­chaines années, nous assis­te­rons à des évo­lu­tions que ne pou­vons pas du tout ima­gi­ner aujour­d’hui.

Vous n’en­ten­dez tout de même pas com­pa­rer le crot­tin de che­val de l’époque à la tech­no­lo­gie actuelle ? La tech­no­lo­gie a besoin de res­sources qui ne sont pas inépui­sables.

M. Rühl : Com­ment savoir si nous aurons encore besoin de ces matières pre­mières dans dix ou vingt ans ? On déve­loppe déjà des car­bu­rants syn­thé­tiques.

H. Kar­rer : Les nano­tech­no­lo­gies ren­ferment éga­le­ment un grand poten­tiel. Toute la dif­fi­culté est d’ima­gi­ner les inno­va­tions qu’elles per­mettent.

SUISSE ET EUROPE

Image retirée.

 

À pro­pos de crois­sance, ce sont sur­tout les dettes qui montent en flèche. La Banque cen­trale euro­péenne (BCE) injecte chaque mois 60 mil­liards d’eu­ros sur le mar­ché pour relan­cer la crois­sance éco­no­mique. Pourra-t-on jamais amor­tir ces dettes ?

H. Kar­rer : Si les mesures de la BCE par­viennent à relan­cer l’éco­no­mie et que celle-ci crée une valeur ajou­tée, la stra­té­gie aura fonc­tionné. Mais il faut accom­pa­gner ces mesures de réformes en pro­fon­deur dans de nom­breux pays euro­péens.

M. Rühl : Les pays et les éco­no­mies recherchent la crois­sance. On le voit en Asie ou dans les pays en déve­lop­pe­ment en géné­ral – et désor­mais aussi en Europe avec les pro­grammes de relance. Elle est le meilleur moteur pour sor­tir les gens de la pau­vreté. La vota­tion sur l’ini­tia­tive Eco­pop a sus­cité un débat intense sur ces ques­tions en Suisse. Les voix hos­tiles à la crois­sance ont dimi­nué depuis le 15 jan­vier. Car la crois­sance est un objec­tif de toutes nos socié­tés.

La stra­té­gie de la BCE a-t-elle déjà mon­tré de pre­miers résul­tats ?

H. Kar­rer : Une lueur d’es­poir pointe à l’ho­ri­zon pour quelques indi­ca­teurs conjonc­tu­rels. Toute la ques­tion est de savoir si ces signes pro­met­teurs tien­dront leurs pro­messes. Nous sommes convain­cus que des réformes appro­fon­dies seraient néces­saires dans toute une série de pays euro­péens pour que leurs éco­no­mies renouent avec une crois­sance solide. Nous crai­gnons tou­te­fois que le che­min soit encore long jus­qu’à ce que l’Eu­rope renoue avec une crois­sance durable.

M. Rühl : À cela s’ajoute que les prix du pétrole sont bas, ce qui a aussi pour effet de sti­mu­ler la crois­sance éco­no­mique. Il est donc dif­fi­cile de dire pré­ci­sé­ment com­ment la crois­sance est géné­rée en Europe. Un autre élé­ment à prendre en consi­dé­ra­tion est que l’euro res­tera faible aussi long­temps que le pro­gramme de la CBE sera en place. C’est avan­ta­geux pour les expor­ta­teurs euro­péens, dont les pro­duits sont moins chers. Mais cela nous pose un pro­blème en Suisse, car un euro faible implique un franc fort.

La Suisse a-t-elle d’autres par­te­naires que l’UE ou est-elle réel­le­ment dépen­dante de ce mar­ché ?

H. Kar­rer : Par­ler de dépen­dance semble très néga­tif. For­mu­lons la chose de manière posi­tive : c’est un immense avan­tage de se trou­ver dans l’es­pace éco­no­mique euro­péen. Quelque 56 % des expor­ta­tions suisses sont des­ti­nées à l’Union euro­péenne. Quand l’UE connaît des dif­fi­cul­tés, nous avons du mal à écou­ler nos pro­duits.

M. Rühl : Je pars du prin­cipe que l’UE demeu­rera notre prin­ci­pal par­te­naire com­mer­cial éga­le­ment à moyen terme. Cela dit, nous devons don­ner à nos entre­prises la pos­si­bi­lité de diver­si­fier leurs expor­ta­tions. Les États-Unis sont notre deuxième par­te­naire com­mer­cial le plus impor­tant. Si l’UE et les États-Unis concluent un accord (cf. TTIP, remarque de la rédac­tion), il serait impor­tant que nos entre­prises puissent y par­ti­ci­per. Nous avons déjà signé des accords de libre-échange avec le Japon et la Chine. Nous en avons besoin pour élar­gir l’as­sise de l’éco­no­mie suisse. En effet, les entre­prises qui dépendent des expor­ta­tions vers l’UE pâtissent net­te­ment plus du franc fort que celles qui exportent à l’échelle mon­diale.

On ignore pour l’heure ce qu’il advien­dra des accords bila­té­raux.

H. Kar­rer : Leur main­tien est très impor­tant pour la Suisse. Le par­te­na­riat avec l’UE est déci­sif, rai­son pour laquelle nous fai­sons tout pour main­te­nir les accords bila­té­raux. Il s’agit dans un pre­mier temps de mettre en œuvre l’ini­tia­tive contre l’im­mi­gra­tion de masse de  manière à pré­ser­ver une flexi­bi­lité maxi­male tout en res­pec­tant l’ar­ticle consti­tu­tion­nel. Plus la mise en œuvre est res­tric­tive, plus les négo­cia­tions avec l’UE seront ardues.

Com­ment met­triez-vous en œuvre cette ini­tia­tive à la place du Conseil fédé­ral ?

H. Kar­rer : Nous adap­te­rions prin­ci­pa­le­ment trois points du pro­jet. Pre­miè­re­ment, nous sou­hai­tons que le séjour de courte durée atteigne douze mois au lieu de quatre. Ainsi, des branches à faible créa­tion de valeur, comme le tou­risme ou l’agri­cul­ture, auraient davan­tage de pos­si­bi­li­tés pour embau­cher de la main-d’œuvre sans pui­ser dans les contin­gents. Deuxiè­me­ment, nous sou­hai­tons que les fron­ta­liers soient l’af­faire des can­tons – et qu’ils n’entrent pas dans les contin­gents. Le fait est que la situa­tion varie for­te­ment d’un can­ton à l’autre. Enfin, troi­siè­me­ment, nous pro­po­sons la clause de sau­ve­garde. Des contin­gents s’ap­pli­que­raient si des seuils sont fran­chis. Une fois qu’ils seraient épui­sés, l’im­mi­gra­tion dépen­drait de l’émi­gra­tion. Cette clause de sau­ve­garde aurait deux avan­tages : le poten­tiel de la main-d’œuvre indi­gène serait mieux uti­lisé et diverses clauses de sau­ve­garde existent en Europe. Cela devrait faci­li­ter les négo­cia­tions.

Reve­nons sur votre col­la­bo­ra­tion pour ter­mi­ner l’en­tre­tien. Com­ment résu­me­riez-vous les pre­miers mois ?

H. Kar­rer : Dans l’en­semble, l’or­ga­ni­sa­tion navigue dans des eaux beau­coup plus calmes. Cela tient cer­tai­ne­ment aussi au fait que tous les postes sont désor­mais repour­vus. Cela donne de la sta­bi­lité et du calme – la condi­tion d’un tra­vail concen­tré et effi­cace. La col­la­bo­ra­tion avec Monika Rühl s’est dérou­lée sans accrocs depuis le début – c’est à la fois struc­turé et facile. Glo­ba­le­ment, c’est une très bonne expé­rience pour moi.

M. Rühl : Pour moi aussi. Je constate éga­le­ment un apai­se­ment en ce qui concerne la per­cep­tion d’eco­no­mie­suisse. Nous rece­vons des retours posi­tifs sur notre tra­vail. Il est de nou­veau appré­cié, ce qui est éga­le­ment impor­tant pour la moti­va­tion de l’équipe. Nous sommes à nou­veau au com­plet et avons pro­cédé à une petite réor­ga­ni­sa­tion de la com­mu­ni­ca­tion. L’un ajouté à l’autre nous motive encore plus. J’en suis ravie. La col­la­bo­ra­tion avec Heinz Kar­rer se passe de manière idéale pour moi. J’es­père qu’elle se pour­sui­vra encore de nom­breuses années.