# 04 / 2019
01.02.2019

La valeur de l’accord institutionnel

Le bénéfice économique

L’aspect du bénéfice économique d’un accord institutionnel est complexe: la figure 1 montre des domaines qui risquent d’être affectés par sa (non-)signature. Cela concerne les actuels et futurs accords d’accès au marché, d’autres accords bilatéraux et, d’une manière générale, tout le contexte relationnel avec notre premier partenaire commercial, l’Union européenne. D’où la difficulté d’appliquer une analyse économique pour évaluer avec précision le bénéfice qu’apporte l’accord institutionnel. Dans un premier temps, nous allons donc nous limiter à la valeur de la relation actuelle avec l’UE et nous concentrer, pour les critères de quantité, sur les accords dont les données sont facilement exploitables.

Figure 1

Accords d’accès au marché

Quelle est la valeur économique de l’accès au marché européen, un accès que les accords bilatéraux améliorent? Les discussions qui ont suivi l’initiative «contre l’immigration de masse» se sont cristallisées sur la question des avantages des accords bilatéraux I, dont font partie les accords d’accès au marché. Pour tenter de répondre à cette question, le Secrétariat d’État à l’économie (Seco) avait chargé deux instituts de recherche indépendants, BAK Economics et Ecoplan, de quantifier la valeur économique des accords. Ces deux instituts ont analysé les possibles conséquences d’une résiliation des accords bilatéraux I sur l’économie nationale.

Les deux études sur la valeur économique des accords bilatéraux

Les études BAK Economics et Ecoplan avaient pour but de déterminer l’importance macro-économique des accords bilatéraux I. Toutes deux partent de scénarios identiques. Dans le scénario de référence, les accords bilatéraux I sont maintenus, tandis que dans le scénario alternatif, les accords bilatéraux I disparaissent. Les deux études admettent ici pour l’essentiel non seulement un recul de 25% de l’immigration de l’UE, mais aussi l’absence de réactions politiques de la part de la Suisse et de l’UE. La méthodologie choisie pour simuler les deux scénarios diffère entre les deux études.

L’étude BAK Economics utilise un modèle structurel macro-économique comptant plus de 250 équations. Le modèle reflète les principaux marchés et circuits économiques en Suisse, y compris les interdépendances extérieures. Pour pouvoir simuler l’abandon des bilatérales I, l’institut BAK Economics a d’abord quantifié les effets primaires (effets partiels) des différents accords, puis reporté les résultats dans les interfaces modélisées correspondantes. Le modèle structurel permet ensuite de déterminer l’impact des effets primaires dans le circuit économique global en tenant compte des interdépendances pertinentes.

Pour simuler les deux scénarios, Ecoplan utilise un modèle d’équilibre avec plusieurs pays. Ce modèle d’équilibre général multirégional et multisectoriel appréhende les structures de production et de consommation ainsi que les relations commerciales bilatérales. Le modèle caractérise les échanges sur la base de la diversité des produits, de l’hétérogénéité des entreprises et d’une concurrence incomplète selon la théorie de Melitz. Contrairement au modèle BAK Economics, le modèle d’équilibre général n’inclut aucun effet systémique.

Malgré les différences de méthodologie, les études débouchent sur des résultats étonnamment similaires: pour l’économie suisse, l’utilité économique des cinq accords d’accès aux marchés directement concernés s’élève à 24 milliards de francs par an en moyenne pour l’horizon temps considéré. Notre étude sur la croissance du PIB de la Suisse (2016) avait aussi pu mettre en évidence une hausse systématique de la croissance après l’entrée en vigueur des accords bilatéraux I. L’augmentation du revenu par habitant, de l’ordre de 4400 francs, est due principalement aux accords bilatéraux. La méthode utilisée alors ne permet pas de connaître la valeur économique des différents accords d’accès au marché, et son point de vue est rétrospectif. De même, le bénéfice résultant des accords bilatéraux par le passé n’est pas forcément égal au coût qui résulterait d’une disparition des accords bilatéraux dans le futur.

Pour cette raison, les études Ecoplan et BAK Economics (cf. encadré ci-dessus) nous servent de référence dans le texte qui suit. Toutes deux permettent de considérer les effets des bilatérales I isolément. Toutefois, dans les deux études, les effets se cumulent pour la période 2018 à 2035. Pour pouvoir indiquer un ordre de grandeur annuel, nous avons calculé la moyenne annuelle de l’utilité qui serait perdue dans l’hypothèse d’une disparition des accords d’accès au marché pendant la période de simulation (18 ans) (cf. encadré ci-dessous). Ces chiffres ne sont qu’une approximation grossière de l’utilité annuelle moyenne qui serait sacrifiée en cas de disparition complète des accords bilatéraux. Le risque qu’il faut considérer, c’est donc non pas une disparition brutale de cette utilité économique pour la Suisse, mais une érosion de celle-ci à long terme sans accord institutionnel.

Qu’avons-nous calculé?

Les études BAK Economics et Ecoplan simulent la valeur macro-économique cumulée des accords bilatéraux pendant une période de 18 ans. L’horizon temps choisi n’est pas motivé scientifiquement, mais tient plutôt à la méthode utilisée par les deux modèles. Comme nous ne savons pas précisément quand et à quel point les accords s’éroderont, ni quelle utilité disparaîtra avec eux et à quel moment, nous considérons l’utilité annuelle moyenne pour toute la période de simulation. Pour cela, nous prenons la valeur économique des cinq accords directement concernés (sans les effets systémiques) et en calculons la moyenne arithmétique. Nous obtenons ainsi une utilité annuelle moyenne de 24 milliards de francs environ, qui correspond à l’enjeu à long terme. Les avantages annuels moyens de chacun des accords d’accès au marché, de l’accord sur les marchés publics, des effets systémiques et de l’accord sur la recherche sont aussi calculés de manière identique et se fondent sur les chiffres de BAK Economics.

Libre circulation des personnes

L’accord sur la libre circulation des personnes accorde aux ressortissants suisses et à ceux des pays membres de l’UE le droit de choisir librement leur lieu de travail et de domicile. La libre circulation des personnes renforce l’économie suisse, qui peut disposer plus facilement d’une main-d’œuvre bien qualifiée, et accroît l’immigration en provenance de l’UE. L’arrivée de travailleurs qualifiés augmente la productivité, stimule la demande économique globale et soutient dans l’ensemble la croissance économique. Même si les travailleurs étrangers font concurrence aux travailleurs indigènes dans quelques domaines, comme la construction, la main-d’œuvre issue de l’immigration est très largement complémentaire à celle des Suisses. Dans toutes les régions linguistiques de Suisse, le nombre de personnes actives occupées a augmenté entre 2002 et 2016, sans effets préjudiciables sur le revenu ou l’emploi. Selon les estimations, la valeur économique de la libre circulation des personnes atteint en moyenne près de 14 milliards de francs par an.

Obstacles techniques au commerce

Les obstacles techniques au commerce sont des mesures non tarifaires qui restreignent les importations. L’accord en la matière entre la Suisse et l’UE en diminue le nombre. Il prévoit ainsi la reconnaissance mutuelle des examens de conformité en Suisse et dans l’UE pour la plupart des produits industriels. Pour les entreprises suisses, l’abandon du double examen de conformité a plusieurs avantages: d’une part, une baisse des coûts et un raccourcissement des délais lors de la commercialisation de nouveaux produits dans l’UE et, d’autre part, une importation facilitée de produits depuis l’UE. La suppression des obstacles techniques au commerce encourage les échanges commerciaux et la prospérité. Sa valeur économique moyenne s’élève à près de 2 milliards de francs par an.

Agriculture

L’accord sur le commerce des produits agricoles facilite les échanges de produits agricoles. Il règle la suppression d’obstacles tarifaires (contingents d’importation et suppression des droits de douane) et non tarifaires (prescriptions sur les produits ou dispositions en matière d’homologation). Pour la Suisse, cet accord crée de nouvelles opportunités d’échange dans le domaine agricole avec l’UE, son principal partenaire commercial. La valeur économique de l’accord atteint en moyenne environ 100 millions de francs par an. La réintroduction des droits de douane et des barrières administratives ferait diminuer les exportations (de fromage, par exemple), augmenterait les prix pour les acheteurs en Suisse et réduirait le choix de produits alimentaires.

Transports terrestres

L’accord sur les transports terrestres libéralise le marché des transports routiers et ferroviaires pour le transport de personnes et de biens. Il constitue aussi la base contractuelle pour l’introduction et le relèvement progressif de la redevance poids lourds liée aux prestations (RPLP). La valeur de l’accord est estimée à quelque 500 millions de francs par an. L’abandon de la libéralisation du marché des transports routiers coûterait cher aux transporteurs suisses, qui devraient s’attendre à une hausse sensible des trajets à vide et à un recul des commandes de l’étranger.

Transport aérien

L’accord sur le transport aérien de 1999 règle l’accès des compagnies aériennes suisses au marché du transport aérien de l’UE. Grâce à cet accord, elles peuvent choisir librement les destinations qu’elles veulent desservir et aménager leurs tarifs comme elles l’entendent. Les passagers bénéficient de prix plus bas et d’un choix plus large de vols. La valeur de l’accord est estimée à 7 milliards de francs par an. Sans accord, les vols directs en partance de villes suisse à destination de l’UE seraient moins nombreux. Les vols long-courriers seraient à leur tour menacés. Si le nombre de passagers européens qui font escale en Suisse diminue, un certain nombre de correspondances ne pourraient pas être maintenues. Le recul du nombre de vols s’accompagnerait d’une élévation des prix. Pour les entreprises internationales basées en Suisse, notre pays perdrait de son attrait, car ces entreprises sont tributaires de bonnes correspondances aériennes.

Ces montants isolés représentent l’utilité économique des différents accords. Quand on les additionne, on obtient un total de quelque 24 milliards de francs. Certes, un rejet de l’accord institutionnel par la Suisse ne signifie pas la fin abrupte des accords bilatéraux et de leurs avantages. Sans accord institutionnel, cependant, le dispositif d’accords perdra sa valeur à long terme. Il est par exemple prévu d’actualiser prochainement l’accord sur la suppression des obstacles techniques au commerce, un accord qui recouvre environ un quart des exportations suisses vers l’UE. L’actualisation de l’accord est à présent compromise. Par ailleurs, l’UE a souligné à plusieurs reprises qu’aucun autre accord d’accès au marché ne serait possible sans accord institutionnel. L’accord sur l’électricité que la Suisse négocie depuis 2007 avec l’UE resterait lettre morte. Selon l’ancienne Conseillère fédérale Doris Leuthard, l’absence d’accord avec l’UE sur l’électricité alourdit la facture d’électricité des consommateurs suisses d’environ 120 millions de francs.

Autres accords bilatéraux

L’accord institutionnel intéresse cependant aussi de nombreux accords bilatéraux qui ne lui sont pas soumis directement. Il est ainsi probable que sans accord-cadre, la valeur de toute l’approche bilatérale s’érode insidieusement, car même les accords qui ne concernent pas l’accès au marché ne pourraient pas être renouvelés. On le voit actuellement avec l’important accord sur la recherche. Il permet aux hautes écoles et aux chercheurs en Suisse d’accéder à un réseau d’excellence au niveau mondial. Par le passé, les chercheurs en Suisse ont vu beaucoup de leurs projets acceptés, de sorte que les fonds reçus ont souvent dépassé la participation versée. Mais ce qui est presque plus important, c’est l’accès à des projets de recherche de qualité et la constitution de réseaux. Selon des estimations, les gains d’efficacité découlant de l’intégration de la Suisse dans le réseau européen de la recherche peuvent atteindre 20%. L’accord possède ainsi une valeur de plus de 2 milliards de francs. Un pôle de recherche d’excellence est d’une importance stratégique centrale pour des entreprises qui vivent de l’innovation.

Mais l’accord sur les marchés publics pourrait être touché lui aussi. Aujourd’hui, grâce à cet accord, les entreprises suisses peuvent participer de plein droit à des appels d’offres publics dans l’UE. Inversement, les entreprises de l’UE peuvent prendre part à des adjudications en Suisse. L’accord élargit le champ d’application des règles de l’OMC sur les marchés publics, notamment aux communes et encourage ainsi la concurrence. Sans les accords bilatéraux, le nombre d’appels d’offres dans l’UE auxquels les entreprises suisses pourraient répondre diminuerait, car les appels d’offres au niveau communal représentent environ la moitié de tous les appels d’offres publics. Du fait de la diminution de la concurrence, les prix pratiqués dans les appels d’offres augmenteraient, d’où des hausses de coûts pour les communes. La valeur économique de cet accord est estimée à un milliard de francs par an.

Autre accord très important pour la Suisse, celui de Schengen/Dublin. Tandis que l’accord d’association à Schengen facilite les voyages entre la Suisse et l’UE grâce à la suppression des contrôles des personnes aux frontières intérieures de l’espace Schengen et renforce la collaboration dans les domaines de la police et de la justice, l’accord d’association à Dublin garantit qu’une demande d’asile n’est examinée que par un seul État dans l’espace Dublin, ce qui se traduit par d’importants allégements bureaucratiques. Des études montrent que sans Schengen, le produit intérieur brut de la Suisse diminuerait de près de 4 % jusqu’en 2030. Le Conseil fédéral a dressé une liste des autres dossiers dans lesquels l’UE pourrait faire pression, par exemple dans les domaines de la santé publique ou de la sécurité alimentaire.

Autres aspects des relations Suisse-UE

L’utilité de l’accord institutionnel, et donc des relations avec l’UE, va cependant au-delà des accords formels. Les différentes études se concentrent sur la valeur en francs des accords bilatéraux, mais omettent les coûts des possibles chicanes de l’UE. L’actualité nous en livre un exemple: la Suisse risque de perdre prochainement la reconnaissance de l’équivalence de sa réglementation boursière; pour des raisons politiques, la Commission européenne a lié les thèmes distincts de l’équivalence boursière et de l’accord-cadre. L’enjeu porte ni plus ni moins sur la reconnaissance de l’équivalence boursière accordée par l’UE à la Suisse, et grâce à laquelle des négociants de l’UE peuvent acheter ou vendre des titres sur la Bourse suisse. La Suisse remplit toutes les conditions techniques pour obtenir une reconnaissance illimitée de l’équivalence de sa réglementation boursière. L’octroi d’une équivalence limitée jusqu’à mi-2019 risque d’enclencher une spirale négative dans les relations bilatérales. La place boursière suisse est devenue le terrain de jeu de la politique. Avec ses nombreuses sociétés holdings, la Suisse a besoin cependant d’un marché des capitaux et d’un marché secondaire de premier plan. Cela suppose la participation du plus grand nombre possible d’intervenants. Le potentiel de dommages dû à une non-reconnaissance de l’équivalence de la réglementation boursière pour le marché des holdings est difficile à estimer, mais il est important. La situation est la même pour le marché des matières premières, qui a besoin d’un marché financier performant.

D’autres mesures de rétorsion pourraient être prises. En se retirant des négociations menées depuis 2011 sur les droits de cabotage, l’UE pourrait par exemple empêcher les compagnies aériennes suisses d’assurer des vols à l’intérieur d’un même pays de l’UE. D’autres négociations importantes pour la Suisse menaceraient d’être torpillées, telles celles sur la reconnaissance de l’équivalence de la législation suisse en matière de protection des données.

Effets systémiques

Mais ce n’est pas tout: l’ensemble que représente la valeur des accords bilatéraux est plus grand que la somme de ses parties, les différents accords. Une insécurité juridique persistante quant aux relations avec notre premier partenaire commercial affaiblirait l’attrait de la place économique suisse, ce qui se traduirait directement par des investissements moindres dans la place, que ce soit sous forme d’investissements directs étrangers en baisse, d’externalisations partielles à l’étranger, de délocalisations d’entreprises ou d’une diminution du taux de création d’entreprises. Les investissements augmentent en principe le stock de capital, donc par exemple l’emploi de machines. Il en résulte une meilleure productivité avec des revenus en hausse, davantage d’emplois et, enfin, une prospérité accrue. Dès lors, l’absence d’investissements est particulièrement critique. Elle affecte la productivité, l’emploi, les revenus, les dépenses de consommation et les recettes fiscales.

L’étude de BAK Economics montre la force perturbatrice de ces effets. En cas de disparition des accords bilatéraux I, l’insécurité juridique croissante et l’attrait faiblissant de la place économique entraîneraient, à eux seuls, un dommage d’en moyenne 8 milliards de francs par an. Des accords d’accès au marché examinés au début, il n’y a que la libre circulation des personnes qui soit, en valeur, plus importante que cet effet systémique. Les turbulences qui ont fait suite à la décision pour le Brexit donnent une idée de l’ordre de grandeur: selon une organisation interprofessionnelle du secteur automobile anglais, les investissements ont diminué de près de moitié à cause de l’insécurité liée au Brexit imminent. Pour la Suisse, le tableau est le même. Si l’accord institutionnel n’aboutit pas, notre pays doit s’attendre à de lourdes conséquences économiques, car des relations tendues persistantes avec notre premier partenaire commercial nuiraient à l’image de la place économique suisse, au-delà des frontières européennes.

Figure 2