La Chine est-elle res­pon­sable du défi­cit de la balance com­mer­ciale des États-Unis?

Le défi­cit de la balance com­mer­ciale des États-Unis pour­rait se résor­ber si les Amé­ri­cains consom­maient moins et que l’État dépen­sait moins. Mais comme les États-Unis pos­sèdent la mon­naie de réfé­rence mon­diale, cela n’est pas néces­saire.

Le conflit com­mer­cial oppo­sant les États-Unis et la Chine tient le monde en haleine. Récem­ment, le pré­sident amé­ri­cain Donald Trump a annoncé l’in­tro­duc­tion d’une sur­taxe doua­nière de 10% sur tous les pro­duits chi­nois non encore sur­taxés, et ce à par­tir du 1er sep­tembre 2019. Peu de temps après, la banque cen­trale chi­noise a laissé le cours de change entre le yuan ren­minbi et le dol­lar fran­chir le seuil psy­cho­lo­gique de 1 à 7. La réac­tion de Donald Trump ne s’est pas fait attendre: il a qua­li­fié la Chine de «mani­pu­la­trice des cours de change». Le conflit prend donc une tour­nure tou­jours plus dan­ge­reuse.

À pre­mière vue, on peut com­prendre en par­tie le malaise des Amé­ri­cains vis-à-vis de leur dés­équi­libre com­mer­cial avec la Chine, car le défi­cit com­mer­cial des États-Unis est effec­ti­ve­ment gigan­tesque. Ceux-ci exportent vers la Chine des mar­chan­dises pour une valeur de 130 mil­liards de dol­lars par an, et importent pour 530 mil­liards de dol­lars envi­ron. Plu­sieurs expli­ca­tions viennent à l'es­prit: la mon­naie chi­noise est trop faible par rap­port au dol­lar, la Chine péna­lise ainsi les impor­ta­tions amé­ri­caines et sub­ven­tionne ses expor­ta­tions. C’est uni­que­ment pour cela que la balance com­mer­ciale est dés­équi­li­brée.

Si la balance com­mer­ciale entre deux pays devait tou­jours être à zéro, il ne serait plus pos­sible d’échan­ger libre­ment des mar­chan­dises

La foca­li­sa­tion sur la balance com­mer­ciale entre deux pays est pro­blé­ma­tique pour trois rai­sons. Pre­miè­re­ment, elle ne couvre pas les ser­vices. Or les États-Unis sont très forts pour en vendre dans le monde entier, que ce soit sous forme d’ac­ti­vi­tés de banque d’in­ves­tis­se­ment, de logi­ciels ou de droits de pro­priété intel­lec­tuelle. Deuxiè­me­ment, des dis­tor­sions sont pos­sibles dans une balance com­mer­ciale, lorsque les indi­ca­tions de pro­ve­nance ne sont pas cor­rectes ou que des mar­chan­dises contiennent une grande part de pres­ta­tions impor­tées. Ainsi, un iPhone assem­blé en Chine est consi­déré comme un pro­duit chi­nois à la fron­tière, indé­pen­dam­ment de la quan­tité de savoir-faire amé­ri­cain uti­lisé pour le déve­lop­per.

La troi­sième rai­son est que dans un monde moderne carac­té­risé par la divi­sion du tra­vail les pays se spé­cia­lisent dans des domaines dif­fé­rents. Il est donc tota­le­ment nor­mal que le pays A affiche un défi­cit de la balance com­mer­ciale par rap­port au pays B et qu’il affiche un excé­dent par rap­port au pays C. Cela est inhé­rent à la mon­dia­li­sa­tion. Si la balance com­mer­ciale entre deux pays devait tou­jours être de zéro, il ne serait plus pos­sible d’échan­ger libre­ment des mar­chan­dises. Alors il fau­drait orga­ni­ser des mar­chés pour échan­ger - vous avez dit «éco­no­mie pla­ni­fiée»? - et ainsi échan­ger, par exemple, un avion contre des tonnes de jouets ou du pétrole contre des montres. La spé­cia­li­sa­tion, les chaînes de valeur mon­diales et donc une allo­ca­tion effi­cace des res­sources dans la forme actuelle ne seraient plus pos­sibles.

Quand on se foca­lise sur la balance com­mer­ciale bila­té­rale, on tire des conclu­sions erro­nées. En effet, si les cri­tiques à l’en­contre de la Chine étaient jus­ti­fiées, sa balance com­mer­ciale affi­che­rait un excé­dent mons­trueux avec le monde entier. Or en 2018, il se mon­tait à 0,4% seule­ment de son pro­duit inté­rieur brut. Le Fonds moné­taire inter­na­tio­nal (FMI) ne consi­dère plus la Chine comme une des causes des dés­équi­libres mon­diaux. Le yuan ren­minbi n’est-il d’ailleurs plus si faible? Il est dif­fi­cile d’éta­blir pré­ci­sé­ment sa valeur, mais la ten­dance est claire: selon le FMI, le yuan ren­minbi s’est appré­cié d’un tiers envi­ron, en termes réels, depuis la crise des mar­chés finan­ciers.

Le dol­lar domine incon­tes­ta­ble­ment depuis la Deuxième guerre mon­diale

Dès lors, il faut cher­cher ailleurs les expli­ca­tions au défi­cit de la balance com­mer­ciale amé­ri­caine. Ima­gi­nez que, mois après mois, vous dépen­siez plus que vous ne gagnez et que vos dettes aug­mentent pro­gres­si­ve­ment. Vos créan­ciers ne tar­de­raient pas à deve­nir ner­veux et à chan­ger de com­por­te­ment à votre égard. Ce qui vaut pour les par­ti­cu­liers vaut géné­ra­le­ment aussi pour les États: si vous vivez au-des­sus de vos moyens pen­dant un cer­tain temps, les créan­ciers s’in­quiètent de votre capa­cité à rem­bour­ser vos dettes. Les taux d’in­té­rêt aug­mentent et obligent donc les gou­ver­ne­ments à se ser­rer la cein­ture.

Tou­te­fois, les États-Unis pos­sèdent la mon­naie de réfé­rence mon­diale. L’an­cien pré­sident fran­çais Valéry Gis­card d’Es­taing aurait parlé d’un «pri­vi­lège exor­bi­tant». Près des deux tiers de toutes les réserves inter­na­tio­nales sont déte­nues en dol­lars US. Quelque 90% de toutes les tran­sac­tions effec­tuées sur les mar­chés de devises sont réa­li­sées en dol­lars. Le dol­lar domine incon­tes­ta­ble­ment depuis la Deuxième guerre mon­diale. Ni l’euro ni le yuan ren­minbi ne peuvent contes­ter son hégé­mo­nie. En consé­quence, les acteurs des mar­chés finan­ciers détiennent des dol­lars, les États fixent leur mon­naie au dol­lar et achètent des dol­lars à foi­son lorsque leur mon­naie menace de s’ap­pré­cier exces­si­ve­ment. Le dol­lar n’est donc pas seule­ment la mon­naie des États-Unis, mais celle du monde entier.

La vraie rai­son du défi­cit élevé de la balance com­mer­ciale amé­ri­caine est toute simple: les États-Unis ont le pri­vi­lège exor­bi­tant de déte­nir la mon­naie de réfé­rence mon­diale, ils peuvent donc se per­mettre de consom­mer davan­tage qu’ils gagnent et ce à lon­gueur de décen­nie. Le dol­lar reste fort, alors que ce sont les autres pays qui financent la consom­ma­tion amé­ri­caine. Dans tout autre pays, la mon­naie se trou­ve­rait sous pres­sion à long terme, car le défi­cit de la balance com­mer­ciale exté­rieure doit être com­pensé par des impor­ta­tions de capi­taux, par oppo­si­tion à la balance des paie­ments entre deux pays qui doit être équi­li­brée. Autre­ment dit, les autres pays doivent être d’ac­cord de cou­vrir le défi­cit de la balance com­mer­ciale exté­rieure des États-Unis. Ainsi, les pays ayant un excé­dent financent les défi­cits en ache­tant des emprunts d’États amé­ri­cains ou d’autres actifs aux États-Unis. Ils le font volon­tai­re­ment car le dol­lar est la mon­naie de réfé­rence mon­diale et qu’il est incon­testé.

L’im­por­tant défi­cit de la balance com­mer­ciale s’ex­plique par des fac­teurs internes

On ne peut donc pas décla­rer la Chine res­pon­sable de l’im­por­tant défi­cit de la balance com­mer­ciale des États-Unis. Celui-ci s’ex­plique par des fac­teurs internes. Les consom­ma­teurs Amé­ri­cains épargnent un peu plus aujour­d’hui, mais beau­coup moins que les Chi­nois: les pre­miers mettent de côté 7% envi­ron de leur revenu dis­po­nible, contre quelque 36% pour les seconds. Quant à l’État amé­ri­cain, il dépense beau­coup plus qu’il n’en­grange de recettes. À cela s’ajoute que des baisses d’im­pôts ont sti­mulé la conjonc­ture amé­ri­caine. Un taux de chô­mage faible et une éco­no­mie saine dopent la demande de pro­duits étran­gers.

Résor­ber le défi­cit de la balance com­mer­ciale amé­ri­caine ne serait pas sor­cier: il suf­fi­rait que les Amé­ri­cains consomment moins, épargnent plus et que l’État dépense moins. Mais cela n’est même pas néces­saire aussi long­temps qu’ils jouissent du pri­vi­lège exor­bi­tant de pos­sé­der la mon­naie de réfé­rence mon­diale. Le reste du monde va conti­nuer de finan­cer le défi­cit des États-Unis encore long­temps. D’ailleurs, de nou­velles baisses des taux d’in­té­rêt du côté de la FED ne rédui­raient guère le défi­cit de la balance com­mer­ciale. Bien que cette mesure affai­bli­rait quelque peu le dol­lar et ren­drait les expor­ta­tions amé­ri­caines moins chères, la baisse des taux d'in­té­rêt sti­mu­le­rait éga­le­ment, dans le même temps, la consom­ma­tion inté­rieure et donc les impor­ta­tions.

Cette contri­bu­tion a paru le 31 août 2019 dans le jour­nal alé­ma­nique «Finanz und Wirt­schaft».